Roland Barthes : Le degré zéro de l'écriture 3
L'utopie du langage
Rappel : La série sur Le degré zéro de l'écriture commence ici, par une présentation de l'auteur, et se poursuit ici, par une lecture de la première partie de l'essai.
Après avoir fourni une définition de l'écriture, nous allons pouvoir nous intéresser à la seconde partie de l'essai, au titre assez abscons : l'utopie du langage.
Triomphe et rupture de l'écriture bourgeoise
Avant 1650 et l'intervention de l'Académie française (en 1635), il n'y a pas de syntaxe claire et universelle du français ; Barthes juge donc (avec un peu de mépris) que les écrivains "découvrent" encore la langue. On ne peut donc pas déjà parler d'une écriture, qui n'apparaît que quand la langue devient "un horizon qui sépare ce qui est défendu et ce qui est permis". Pour les classiques, le problème de forme porte uniquement sur la rhétorique (qui était enseignée en lieu et place de ce qu'on appelle Littérature jusqu'au début du XXè, pour rappel) ; lorsque finit le règne de la rhétorique peut éclore l'écriture moderne.
En 1848, quand la bourgeoisie perd le pouvoir, les "écritures commencent à se multiplier" : "la travaillée, la populiste, la neutre, la parlée", qui sont autant de tentatives pour devenir "des écrivains sans littérature".
L'artisanat du style
À partir de 1850, il y a donc besoin d'un alibi pour faire de la Littérature. Les écrivains substituent la "valeur-usage" (ça a de la valeur parce qu'on le fait) à la "valeur-travail" (rappelez-vous, c'est Flaubert : ça a de la valeur parce que j'ai beaucoup travaillé dessus). L'imagerie de l'écrivain artisan remplace ainsi celle de l'écrivain génie (si l'on peut penser à Baudelaire comme contre-exemple, rappelons-nous tout de même que Baudelaire n'avait d'admiration que pour le génie qui travaille, et pas pour celui qui gâche son génie par paresse).
L'esthétique de la concision de Flaubert vient donc remplacer la préciosité baroque de Corneille ; chez l'auteur de Madame Bovary, l'écriture normative (les temps verbaux utilisés dans un emploi conventionnel, le rythme naturel de l'écriture) se désigne comme telle. On peut résumer ainsi la logique de Flaubert : "Puisque la Littérature ne pouvait être vaincue à partir d'elle-même, ne valait-il pas mieux l'accepter ouvertement et y accomplir du bon travail ?".
Écriture et révolution
Affirmer une écriture, c'est affirmer un engagement. Lequel ? Est-ce s'affirmer du côté du prolétariat que d'écriture Germinal ?
Barthes a une réponse à cette question : les "écrivains sans style" que sont Maupassant, Zola ou Daudet, forgent un "signe littéraire enfin détaché de son contenu" ; l'écriture petite-bourgeoise veut donner l'impression que les normes petites bourgeoises sont celles de la bourgeoisie. L'écriture "réaliste", très codifiée (passé simple, style indirect, mots dialectaux) ne cesse de se signifier comme telle ; donc, on peut en induire que "aucune écriture n'est plus artificielle que celle qui a voulu dépeindre au plus près la Nature". À l'inverse de Flaubert, qui peut encore enchanter, l'écriture réaliste "ne peut jamais convaincre ; elle est condamnée à seulement dépeindre". Au temps pour ceux qui aiment Maupassant ou Zola.
Et là vient le moment génial de l'essai de Barthes, que je vous reproduis dans l'essentiel. Je vous conseille d'y prêter toute votre attention, et toutes vos méninges !
"Voici par exemple quelques lignes d'un roman de Garaudy : "Le buste penché, lancé à corps perdu sur le clavier de la linotype ... la joie chantait dans ses muscles, ses doigts dansaient, légers et puissants... La vapeur empoisonnée d'antimoine ; ... faisait battre ses tempes et cogner ses artères, rendant plus ardentes sa force, sa colère et son exaltation"." J'interromps la reproduction : que pensez-vous de cet extrait ? Faites-vous votre avis avant de lire la suite.
"On voit qu'ici, rien n'est donné sans métaphore, car il faut signaler lourdement au lecteur que "c'est bien écrit" (c'est-à-dire que ce qu'il consomme est de la Littérature). Ces métaphores, qui saisissent le moindre verbe ne sont pas du tout l'intention d'une humeur qui chercherait à transmettre la singularité d'une sensation, mais seulement une marque littéraire qui situe un langage, tout comme une étiquette renseigne sur un prix.
"Taper à la machine", "battre" (en parlant du sang) ou "être heureux pour la première fois", c'est du langage réel, ce n'est pas du langage réaliste ; pour qu'il y ait Littérature, il faut écrire : "pianoter" la linotype, "les artères cognaient" ou "il étreignait la première minute heureuse de sa vie"."
L'écriture et le silence
L'explosion de la syntaxe aboutit finalement au "silence de l'écriture" : chez Mallarmé, on ne trouve ainsi qu'une écriture qui "ne ne soutient que pour mieux chanter sa nécessité de mourir". Maurice Blanchot le décrit d'ailleurs comme un "écrivain meurtrier du langage".
L'autre solution pour un "dégagement du langage littéraire" est l'écriture blanche, ou, on l'a déjà vu, une écriture "au degré zéro", amodale, qui "se place au milieu des cris et des jugements, sans participer à aucun d'eux". Elle se place ainsi comme une "écriture innocente", une "parole transparente, inaugurée par L'étranger", "presque une absence idéale de style" ; "la pensée garde ainsi toute sa responsabilité".
Le langage parvient, ainsi, selon Barthes, à l'état d'équation pure : "La Littérature est vaincue". Mais (il faut un mais, sinon on ne s'amuse plus), Camus a fait des émules et l'écriture neutre devient elle-même une forme.
L'écriture et la parole
Vers 1830, l'utilisation du "jargon pittoresque" pour décorer la Littérature sans menacer sa structure est comme un "vêtement théâtral accroché à une essence". C'est chez Proust que la littérature devient "un acte lucide d'information". "L'appréhension d'un langage réel est pour l'écrivain l'acte littéraire le plus humain", comme en témoignent, selon Barthes, "les dialogues romanesques de Sartre" (je me permets de mettre ce point en doute, n'ayant pas été frappé par cet élément à la lecture de Sartre). Barthes avance un autre argument, que je conteste également : celui que la littérature ne peut jamais être plus qu'une problématique du langage (quid de l'émotion esthétique, du plaisir, si on se débarrasse du fardeau de l'analyse intellectuelle ?).
L'écrivain est donc pleinement engagé quand les limites de la liberté poétique sont les conditions verbales de la société, et pas celles des conventions ou d'un public.
L'utopie du langage
"La multiplication des écritures est un fait moderne qui oblige l'écrivain à un choix, fait de la forme une conduite et provoque une éthique de l'écriture" : "c'est l'écriture qui absorbe désormais toute l'identité littéraire d'un ouvrage", et un roman de Sartre est un roman par "fidélité à un certain ton récité".
Barthes en conclut donc que "un chef d'oeuvre moderne est impossible" à cause d'une contradiction nécessaire. Soit l'objet est la forme, donc la Littérature oublie le monde ; soit l'objet est le monde, et la "langue est splendide et morte".
Le "degré zéro" est une "anticipation d'un état absolument homogène de la société", un mouvement de rupture et un mouvement d'avènement ; l'aliénation de l'Histoire et le rêve de l'Histoire. Et de conclure, avec force grandiloquence, que la Littérature devient alors "l'Utopie du langage".
Derniers articles
Articles qui pourront vous intéresser
Si vous voulez creuser du côté de la théorie littéraire, vous pouvez consulter :
- Qu'est-ce qu'un classique ? : Série d'articles consacrée à la théorie littéraire et à la définition de la littérature classique
- Umberto Eco, compagnon d'octobre : L'oeuvre de l'érudit italien est multiple, riche, et protéiforme. Sémiologue, théoricien littéraire, il est avant toute chose un homme passionnant qui transmet son érudition avec bonhomie.
- Junichiro Tanizaki, Eloge de l'ombre : Et si, cette fois, vous vous intéressiez à la théorie littéraire (et esthétique) japonaise ?