Jean-Baptiste Fressoz & Christophe Bonneuil : L'événement anthropocène

13/08/2019

Une nouvelle histoire des transitions énergétiques

Les auteurs

 Jean-Baptiste Fressoz est un historien français des sciences et des techniques. Il a travaillé sur l'histoire de la société technique ; il publie en 2012 L'apocalypse joyeuse, et en 2013 L'événement anthropocène. Christophe Bonneuil est chargé de recherche au CNRS, et il a notamment codirigé Une autre histoire des "Trente Glorieuses".

En finir avec le récit de l'éveil écologique

Nous sommes aujourd'hui confrontés à une crise climatique (sans précédent, pourrait-on ajouter pour donner un ton encore plus alarmiste) dont nous commençons à saisir l'ampleur. Commençons ? Que nenni : la sonnette d'alarme a été tirée depuis bien longtemps, mais nous nous sommes habitués à l'entendre et plus personne n'y prête garde. C'est la thèse que défendent Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil dans L'événement anthropocène, un essai dense, bien ficelé, qui fourmille de détails et d'anecdotes, écrit de manière très limpide et donc à portée d'à peu près toutes les mains. 

 Il est urgent, selon les auteurs, de réécrire un récit plus complexe et plus ambigu de notre rapport à l'anthropocène. Premier éclaircissement nécessaire : Fressoz et Bonneuil commencent avant tout par discuter le terme anthropocène, qui désigne l'ère géologique au cours de laquelle l'action de l'Homme a eu des influences sur le climat : de quel Homme parle-t-on ? Le mot oublie toute distinction entre pollueurs des pays historiques et des pays émergents, et néglige aussi la vulnérabilité des populations les plus défavorisées face aux risques climatiques. Pour suggérer une alternative à cette appellation, les auteurs proposent quelques néologismes riches de sens qui ouvrent chacun sur un chapitre différent : thanatocène (l'ère de la destruction du vivant [de thanatos, la mort en grec]), ou capitalocène (avec l'idée que c'est avant tout le modèle productiviste du capitalisme qui est en cause) par exemple. 

Revenons-en à ce récit. À partir de quand, instinctivement, situeriez-vous la fameuse "prise de conscience écologique" ? Depuis la COP 21 ? Tarnac ? Woodstock, ou Hiroshima ? "[Le] récit d'éveil [qui consiste à dire qu'on a détruit la planète depuis 200 ans et que maintenant on s'en rend compte] est une fable. L'opposition entre un passé aveugle et un présent clairvoyant, outre qu'elle est historiquement fausse, dépolitise l'histoire longue de l'anthropocène." Jean-Baptiste Comby montre comment des cycles marquent notre intérêt pour le climat : un point haut (le mouvement anti-nucléaire de 68) suivi d'une période creuse, un autre (après le choc pétrolier de 79) puis un nouveau passage à vide ; encore un (lisez cet article passionnant de Nathaniel Rich sur la manière dont nous avons failli "sauver la Terre"), et vous aurez compris la logique.

Par ailleurs, Fressoz et Bonneuil en appellent à reconsidérer la distinction nature/culture qui serait apparue au 19è siècle avec les modernes : "Comme si les penseurs de l'Antiquité n'avaient pas bien plus tôt institué ce partage entre nature et culture tantôt pour le promouvoir, tantôt pour s'inquiéter de sa valeur et de ses limites ; comme si la "modernité" ne s'était pas, depuis la Renaissance, aussi construite autour de savoirs qui insistaient sur l'appartenance des êtres humains à l'ordre englobant de la nature". Voir, à ce sujet, Stéphane Haber et Arnaud Macé, Anciens et modernes par delà nature et société (2012). "La période entre 1770 et 1830 se caractérise au contraire par une conscience très aigüe des interactions entre nature et société [...] Une pensée organiciste concevait la Terre comme un être vivant jusqu'au coeur du XIXè siècle. [...] Or c'est justement durant cette période-là que l'Europe occidentale a entraîné le monde dans l'Anthropocène ! Loin du récit de cécité suivie d'un éveil, c'est donc une histoire de la marginalisation des savoirs et des alertes, une histoire de la "désinhibition moderne" qu'il convient d'envisager".

Une contre-histoire de l'énergie

 Si les livres qui nous signalent que l'Histoire officielle est mauvaise sont légion, ceux qui proposent en retour une contre-histoire étayée et de qualité sont plus rares. L'événement anthropocène fait partie de cette catégorie.

 On apprend, au fil des pages, que "L'histoire questionne ainsi la focalisation du débat actuel sur la production. C'est [...] la demande qui a été déterminante dans les transitions passées : l'automobile a créé l'industrie pétrolière, la lampe à filament, les centrales électriques, et non l'inverse". Ceci est particulièrement intéressant quand l'on considère le concept de transition énergétique, qui relève d'un malentendu (plus ou moins volontaire), selon Fressoz et Bonneuil : "On ne passe pas du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire. L'histoire de l'énergie n'est pas celle de transitions, mais celle d'additions successives de nouvelles sources d'énergie primaire."

À ce sujet, je vous recommande de regarder cette conférence donnée par l'auteur, assez synthétique, riche en exemples et qui développe un certain nombre d'éléments du livre ici résumés.

Quelques exemples amusants tirés du livre, mais aussi d'autres recherches que j'ai menées à côté :

  • Il n'y a jamais eu autant de chevaux aux États-Unis qu'à la fin du XIXè siècle, où, dans des villes comme Chicago et New York, on compte 1 cheval pour 25 humains environ.

  • En 1870, l'énergie hydraulique fournit 75% de l'énergie industrielle du pays.

  • Près de 6 millions d'éoliennes brassaient du vent (appliqué à des éoliennes, ce n'est pas une critique) au tout début du XXè siècle ; de quoi occuper des régiments entiers de Don Quichotte.

Cet article fait partie de la Bibliothèque de la pensée écologique. Vous y trouverez d'autres fiches de lecture d'essais sur la pensée écologique. 

Les premières guerres du pétrole

On dit souvent que l'histoire (des guerres, entre autres) est écrite par les vainqueurs. C'est vrai aussi pour la lutte pour l'énergie qui a eu lieu au long du siècle dernier : les auteurs montrent combien l'émergence d'une nouvelle source d'énergie ne se fait pas de manière naturelle et logique. Reprenant les travaux du suédois Andreas Malm (lire Fossil capital en anglais, ou L'anthropocène contre l'histoire en français), il montre par exemple que le charbon (dont il convient de relativiser le rôle dans la révolution industrielle) n'a pas été préféré parce qu'il coûtait moins cher que d'autres sources d'énergie. En comparant les coûts, il apparaît en effet que l'énergie hydraulique coûtait moins cher. Mais l'énergie hydraulique ne correspond pas à l'idéologie mercantile britannique du XIXème siècle : l'eau impose aux patrons de s'organiser entre eux pour gérer les barrages et autres, alors que le charbon promet une utilisation individuelle. Par ailleurs, pour exploiter l'eau, les moulins devaient être situés le long des cours d'eau, donc à la campagne : il fallait donc amener les ouvriers loin de la ville et s'en occuper ; s'ils se mettaient en tête de faire un mouvement social, les patrons se trouvaient bien plus démunis - impossible de les remplacer du jour au lendemain - qu'en ville, où le prolétariat de masse fournit un stock de main d'oeuvre idéal.

Si ces quelques exemples suffisent à vous convaincre qu'il s'agit d'un livre passionnant, je ne peux que vous enjoindre à consacrer une lecture approfondie à la dernière édition corrigée, qui saura être agréable en plus d'être passionnante. Et gardons une phrase en tête pour conclure : "Force est de constater l'ancienneté des critiques, mais aussi leur impuissance à dévier les trajectoires historiques". 

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