Georges Perec : Les choses

11/11/2018

Les premières heures de la société de consommation

 Georges Perec est un écrivain français né en 1936 et mort en 1982. Il est l'un des membres représentatifs du courant de l'OuLiPo, notamment avec le roman La disparition (1969), écrit sans utiliser la lettre "e". Orphelin très tôt, il attribue, dans W ou le souvenir d'enfance (1975), sa volonté d'écrire à la perte de ses parents : "j'écris parce qu'ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l'écriture ; l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie". Il publie également Les Choses (1965), Espèces d'espaces (1974) ou La vie mode d'emploi (1976). 

Une histoire des années soixante

 Les Choses, sous-titré Une histoire des années soixante, est le roman qui fait connaître à Georges Perec la notoriété. Cet inventaire critique et satirique de la société de consommation a des raisons d'interpeller, au milieu des Trente Glorieuses, avant la crise de mai 68. Le narrateur porte un regard presque sociologique - Perec se défendra toutefois de cette étiquette qui lui est hâtivement accolée - à un jeune couple, Jérôme et Sylvie. Ces deux bobos / petits-bourgeois vivent entourés d'objets et ont une passion matérialiste pour la qualité, les objets, les collections. "Mais de nos jours et sous nos climats, de plus en plus de gens ne sont ni riches ni pauvres : ils rêvent de richesse et pourraient s'enrichir : c'est ici que leurs malheurs commencent".

 Perec narre la vie de ces deux personnages, et leur évolution psychologique. Ce qui est particulièrement frappant est que les métamorphoses psychologiques sont directement liées aux métamorphoses intellectuelles, comme si psyché et deniers ne faisaient qu'un. Jérôme et Sylvie sont d'abord satisfaits de leur condition précaire, qui les contraint à fantasmer plus qu'à posséder, mais leur permet de ne pratiquement pas travailler ; ils gagnent ensuite plus d'argent, et se satisfont de pouvoir vivre dans une apparence de luxe, de pouvoir posséder, pour de vrai et en première main, des vêtements de marque. D'ailleurs, comme pour accentuer cette perte de sens liée à l'époque, le travail des deux protagonistes, s'il est défini - aller poser des questions sans grand intérêt pour des enquêtes sociologiques dont on ne connaît jamais vraiment la teneur - montre une perte de sens inhérente au travail lui-même. Le travail n'est plus une fin en soi et n'a que peu d'intérêt ; on ne travaille que dans l'intention d'entrer en possession de choses.

Jérôme et Sylvie, bien sûr, ne sont pas heureux dans cette angoisse matérialiste qui les étouffe. Perec, qui accumule avec soin tous les objets représentatifs de l'époque, montre combien les deux personnages sont acculés dans un espace restreint qui déborde d'objets qui n'existent que par leur valeur symbolique.

Une mise en roman des Mythologies ?

J'emprunte pour ce paragraphe un très grand nombre d'idées à un article remarquable écrit par Claude Burgelin, que je vous encourage à lire si la synthèse qui suit vous intéresse.

Claude Burgelin s'intéresse au lien étroit qui existe entre Perec et Barthes, l'écrivain ayant été un disciple du sémiologue : "Mon vrai maître, c'est Roland Barthes", écrivait-il en 1981, quatre mois avant sa mort. En 1967, lors d'une conférence à Warwick, le tout jeune écrivain des Choses notait : "Quand j'ai écrit Les Choses, je me suis servi de quatre écrivains" : Flaubert, Nizan, Antelme et Barthes. Burgelin note que "ce qui paraît avoir stimulé Perec est la façon dont Barthes enseigne à regarder de tous ses yeux la forme d'un objet, d'un discours, d'une mythologie."

Georges Perec avait d'ailleurs envoyé une version des Choses à Roland Barthes, présentant son oeuvre comme une "étude", là où Barthes verra "un roman, ou une histoire, sur la pauvreté inextricablement mêlée à l'image de la richesse". Car peu importe la forme que l'on accorde au livre - il s'agit, pour moi, avant tout d'un roman, quelques commentaires stylistiques, plus bas, devraient vous en convaincre -, c'est l'image, et l'analyse des images, qui est au coeur de la réflexion de Georges Perec. Burgelin note d'ailleurs quatre points de ressemblances entre Les Choses et les Mythologies : "le rôle du scopique, autrement dit la toute-puissance de l'image" ; "la nostalgie des matériaux nobles" comme le cuir ; une même "intention démystificatrice" ; une fascination pour le cinéma comme vecteur de mythes.

 Mais là où Barthes analyse, Perec donne plutôt à ressentir, par l'accumulation hétéroclite menée à grand train, associée à une grande attention portée sur les mots eux-mêmes. Comme pour brouiller nos repères historiques, le roman commence au conditionnel, continue au passé, et s'achève au futur, capturant les personnages dans un flux temporal incertain.

 Barthes souhaitait faire "éclater le roman", Perec préfère disséquer la langue. Dans une lettre à un journaliste belge, il écrit : "mon livre, d'un certain point de vue, n'est rien d'autre qu'un travail sur les adjectifs et les qualificatifs. Ce serait d'ailleurs ce qui m'unit et me sépare du « Nouveau Roman », car alors que Robbe-Grillet propose (ou plutôt proposait), un langage de surface, ce que Roland Barthes appelait un langage « dénoté », j'ai fait porter tout mon effort sur les résonances, les connotations, j'ai cherché à décrire le plein." Ailleurs : "je [suis] du côté du langage qui entoure les choses, de ce qu'il y a en dessous, de tout ce qui les nourrit, de tout ce qu'on leur injecte." Ailleurs, encore : "Le plus important dans un roman, c'est... je pourrais dire que ce n'est pas écrit. C'est quelque chose derrière les mots et qui n'est jamais dit." Ce que serait ce "quelque chose" au coeur du roman, c'est "cette quête identitaire qui serait la véritable histoire des années soixante : cette recherche d'une métamorphose par les signes et emblèmes que seraient toutes ces « choses » derrière la muraille de verre des vitrines, cette obsession du verbe « avoir » comme substitut du verbe « être »", analyse Burgelin.

Retrouvez la série consacrée à Roland Barthes sur Le Degré zéro de l'écriture, ou l'article sur les Mythologies !

 Un autre élément d'analyse intéressant avancé par Claude Burgelin est l'attention portée au regard, qui est chez Perec comme chez Barthes oblique, et non frontal. La première phrase des Choses le donne à sentir : "L'oeil, d'abord, glisserait sur la moquette grise d'un long corridor, haut et étroit" : "L'approche de biais serait une leçon de Barthes", selon Burgelin. Le regard sémiologique, c'est celui qui n'est pas frontal, mais oblique. "Se déprendre du face-à-face, privilégier l'oblique, c'est donc se libérer des tentations romantiques (la captation subjective immédiate par le regard) comme de la pseudo-objectivité réaliste (on ne voit que ce qu'on a été conditionné à voir)".

 Enfin, si Les Choses ont tant interpellé une génération toute entière, c'est parce que Perec a su mettre les mots sur une civilisation de l'objet, mais aussi parce qu'il l'a invitée à se questionner. Perec est l'écrivain qui a fait affleurer l'infra-ordinaire, qui a affiché sa volonté de "Questionne[r] [n]os petites cuillères", s'extrayant du spectre de l'Histoire pour se concentrer à la quotidienneté - Claude Burgelin note que de la même manière, Barthes, au lieu d'étudier la guerre d'Algérie ou l'empire colonial qui s'effondre, écrivait sur le steak frite. Et, en deux occasions, Perec précisa son désir de soulever des questions : "Pour moi, comme pour Roland Barthes, un livre ne donne pas de réponse, il pose des questions." Ou encore, en commentaire d'Alain Robbe-Grillet : "Aucune littérature au monde n'a jamais répondu à la question qu'elle posait." 

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