Yukio Mishima : Neige de printemps

10/05/2018

La première marche d'une fresque magistrale

L'auteur

 Yukio Mishima est un écrivain japonais né en 1925 et mort en 1970. Il est l'auteur d'un grand nombre de romans, d'essais, de recueils de nouvelles et de pièces de théâtre, œuvres parmi lesquelles les plus connues sont sans doute Confession d'un masque (1949) dans lequel il parle de son homosexualité, Le Pavillon d'Or (1956) et la tétralogie de La mer de la fertilité (1964-1970). Il s'est suicidé par sepuku après avoir effectué une prise d'otage, se donnant la mort d'une façon particulièrement spectaculaire qu'il semblait avoir prédite dans certains de ses romans. Tout cela entoure Mishima d'une aura sulfureuse et tend à le ranger encore aujourd'hui parmi les indésirables au Japon. 

 L'amour en temps de crise des valeurs

 Il peut être intéressant de commencer cette critique par une fin : celle de l'auteur lui-même. Neige de Printemps est le premier volume de la tétralogie La mer de la fertilité, régulièrement considérée comme l'oeuvre la plus marquante de Yukio Mishima ; le point final de la tétralogie a été posé le matin de l'opération qui a conduit Mishima à la mort. Ce n'est pas ce qu'entendait Barthes quand il théorisait la "mort de l'auteur", et nous allons plutôt dans le sens inverse en nous intéressant à cet élément biographique, mais il me semble pourtant pertinent d'aborder l'ouvrage avec cette clef de lecture, puisque Mishima considère que cette tétralogie contient "tout ce qu'il savait de la vie".

 Neige de printemps, si l'on doit le rattacher à un genre précis, est un roman d'amour. Il narre les expérimentations amoureuses de deux Japonais dans la première moitié du XXème siècle ; tous deux font partie de la haute société du Japon, mais de deux manières très différentes, et là commence l'intérêt de l'ouvrage. Kiyoaki Matsugae est le fils d'un marquis ; sa famille s'est hissée dans l'aristocratie au moment de la fin de l'ère Meiji (1868-1912). A cet égard, on peut le considérer comme un "nouveau riche", marqué par une culture plus moderne, plus Occidentale - le marquis se fait grande fierté de posséder un beau salon à l'européenne, et d'être au fait des moeurs occidentales. Par opposition, la belle Satoko Ayakura est issue d'une famille qui jouit de la bénédiction de l'empereur depuis 27 générations, notamment parce qu'un de ses ancêtres s'était distingué en étant habile à un jeu de cour, et sa distinction, sa beauté et son élégance ne parviennent pas à dissiper un parfum de fin de race qui flotte autour d'elle.

Cet aspect, presque sociologique, de l'oeuvre, est au coeur de la problématique qui noue l'intrigue : comment vivre un amour suranné, empêtré de conventions, dans des temps qui changent, dans un moment de bouleversement complet des valeurs ? Pour apporter une réponse concise : assez mal.

 Modernes et conservateurs, même combat

Neige de printemps alterne entre épisodes de narration (qui couvrent plusieurs années de la vie de Kioyaki et Satoko) et digressions philosophiques et spirituelles, qui fournissent des clefs de lecture (mais pas d'indication claire, Mishima étant un écrivain de la nuance, ou, pourrait-on avancer, des contradictions idéologiques) pour comprendre le roman.

Mishima prévient que si "Vivre une époque, c'est être incapable de la comprendre", un développement (pp 118-123 de l'édition Folio de 2015) rappelle qu'on ne peut pas plus comprendre le passé : la personnalité de chacun des individus qui le composent est écrasée, lissée, et arrangée de manière à donner une "philosophie du siècle" qui ne correspond en rien aux individualités qui s'expriment et ont pourtant contribué à changer ce qu'était cette époque. En nous donnant à voir plusieurs personnages (trois, en comptant l'ami de Kioyaki, Honda), Mishima espère peut être donner un peu plus de relief à cette "philosophie du siècle".

Le moment de bascule idéologique qu'il décrit pourrait être ainsi résumé : "Alors que les anciennes guerres ont pris fin, une espèce nouvelle de combats vient de commencer ; nous voici à l'époque de la guerre des passions." Ce n'est pas un hasard qu'immédiatement après cette phrase vient un chapitre dans lequel Honda, qui aspire à devenir magistrat, assiste à une audience au tribunal où est jugé un crime passionnel, et en arrive à cette conclusion : "Une fois que la passion était mise en mouvement selon ses lois propres, elle devenait irrésistible". Cela traduit une impuissance du droit (et, pourrait-on interpréter, de l'esprit rationnel Occidental) à juger des passions (donc, à gouverner au nouveau système de valeurs introduit au Japon avec les canonnières Perry). Un développement suivant, sur la réincarnation (pp 272-274), peut être mis en parallèle avec la sublime description de la mer comme un galop de chevaux (pp 262-263), dressant le portrait d'un monde vivant, en perpétuelle mutation, mystique et naturel et forgé par les anciennes croyances (comme celle des princes de Siam qui s'agenouillent devant le Bouddha, peu avant cet épisode). C'est aussi une manière de lire la romance entre Kiyoaki et Satoko ; Kiyo, vers la fin du roman, est décrit comme l'antithèse de Honda : l'un est passionnel, l'autre immuablement rationnel.

Moment d'ambiguïté, et donc d'intérêt : ce ne sont pas les valeurs japonaises qui sont décrites comme conservatrices et inintéressantes, mais plutôt le résultat de la fusion entre les valeurs japonaises et occidentales, tel qu'il est assimilé dans la génération des parents de Kiyo et Satoko. La grand-mère de Kiyoaki, qui représente un monde révolu, prend la défense de son petit-fils quand la famille apprend ses ébats (interdits) avec Satoko. Elle décrit alors un monde bien plus haut en couleur que celui du père de Kiyoaki, où braver l'empereur et risquer la mort pour mener une amourette n'est pas un signe de débilité mais de valeur.

J'irai jusqu'à avancer que Honda est celui qui est porteur des nouvelles valeurs : alors qu'il est à trois jours des examens d'entrée à l'université qu'il prépare avec acharnement depuis des années, il rejoint Kiyoaki qui a besoin de lui, à plusieurs heures en train de Tokyo. C'est son père, magistrat, qui le lui enjoint : "Le juge Honda avait naguère été prêt à sacrifier sa carrière au profit de ses collègues plus anciens que l'on forçait à prendre leur retraite parce que le système de la magistrature à vie allait être supprimé. À présent, il entendait enseigner à son fils la valeur de amitié" (p436). 

Un amour sans histoire

 Deux dernières remarques, la première sur la narration et la seconde sur la relation amoureuse.

 La narration, si elle avance parfois lentement, évoque clairement ce que l'on reconnaît ailleurs dans la littérature japonaise (voir Eloge de l'ombre pour compléter vos connaissances, en cas de besoin) : tout est dressé par contraste, jamais exposé dans sa totalité, et tout n'est que nuance. Beaucoup de passages sont très contemplatifs, mais, pourtant, le roman est toujours en mouvement, rien n'est jamais répété, chaque élément est toujours nouveau d'une manière ou d'une autre. Ceci dit, ce qu'il se passe survient bien plus à un niveau psychologique que factuel, et le livre n'a pas vocation à être un page turner.

 Ensuite, pour dresser une critique, tout de même : dès le premier baisé échangé entre Kiyoaki et Satoko, la narration se décentre de Kiyo et accorde plus de place à Honda ou aux personnages secondaires. C'est sans doute une forme de pudeur, pour ne pas entrer trop crûment dans la relation qui se développe ensuite entre Kiyo et Satoko ; peut-être, aussi, une manière d'échapper à la censure. Mais aucun détail n'est donné, aucune parole rapportée, et la psychologie des personnages nous échappe largement à part pour évoquer, en termes assez abstraits, la passion et d'autres grands sentiments ; le couple perd toute substance dès lors qu'il se forme. Cela donne l'impression (fort possible) que Mishima ne sait pas décrire une relation amoureuse heureuse entre un homme et une femme.

Cela n'enlève rien à la fascination que provoque ce roman, dont je vais m'empresser de lire la suite.

Citations

"Quiconque manque d'imagination n'a d'autre choix que de fonder ses conclusions sur la réalité qu'il voit autour de lui."

"Qu'il s'agisse des limites du temps ou de l'espace, rien n'est plus terrifiant qu'une frontière."

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 Vous serez peut-être intéressé par les critiques des autres ouvrages de Yukio Mishima (Confession d'un masque, Le Pavillon d'or), ou de ceux de Nastume Sôseki (Rafales d'automne, Oreiller d'herbe, Choses dont je me souviens), de Yasunari Kawabata (Belles endormies, Le maître ou le tournoi de go), de l'essai de Junichiro Tanizaki (Eloge de l'ombre) ou encore les romans de Hubert Haddad (Le peintre d'éventail, Ma). 

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