Yukio Mishima : Le temple de l'aube
Un troisième volet tout en contrastes
L'auteur
Yukio Mishima est un écrivain japonais né en 1925 et mort en 1970. Il est l'auteur d'un grand nombre de romans, d'essais, de recueils de nouvelles et de pièces de théâtre, œuvres parmi lesquelles les plus connues sont sans doute Confession d'un masque (1949) dans lequel il parle de son homosexualité, Le Pavillon d'Or (1956) et la tétralogie de La mer de la fertilité (1964-1970). Il s'est suicidé par sepuku après avoir effectué une prise d'otage, se donnant la mort d'une façon particulièrement spectaculaire qu'il semblait avoir prédite dans certains de ses romans. Tout cela entoure Mishima d'une aura sulfureuse et tend à le ranger encore aujourd'hui parmi les indésirables au Japon.
Un roman en contraste
Troisième volet de La mer de la fertilité, Le temple de l'aube est peut-être l'ouvrage le plus chaotique de la série, qui marque un point de rupture avec les autres. On y retrouve un Honda vieilli, en lutte contre la tentation. Le livre est découpé en deux volets distincts, et commence par un voyage au pays de Siam (l'actuelle Thaïlande) au cours duquel il rencontre la jeune princesse Ying Chang - sur l'aisselle de laquelle il reconnaît le triangle de grains de beauté qui, à n'en pas douter, en fait une réincarnation de Kioyaki. Honda retrouve Ying Chang devenue une jeune fille désirable dans la seconde partie, et entreprend alors de trouver un moyen de continuer de voir son corps nu.
Le jeu de nuances continue : la réincarnation de l'ami de Honda se manifeste cette fois dans un corps de femme, objet de désir pour Honda - et, rappelons-le, peut-être moins pour Mishima lui-même, qui affirmait ses penchants homosexuels dès son premier roman, Confession d'un masque (1949).
Le lecteur comme voyeur
Ce jeu de pistes que l'auteur nous enjoint à remonter pose le lecteur dans une situation de voyeur, inconfortable s'il en est. D'autant que le lecteur assiste à la métamorphose de Honda, peu attachant au demeurant dans les premiers volets du récit, en protagoniste franchement répugnant, qui se débat sans cesse avec son désir sexuel pour la jeune princesse. Il se présente comme un personnage assez lâche, incapable de faire autre chose que d'utiliser sa fortune pour aménager sa maison de campagne de sorte à découper un espace d'observation vers la chambre des invités, de la même manière qu'il regarde des couples s'affairer dans un jardin public, au milieu d'un public de voyeurs malsains.
Tous ces épisodes sont rapportés avec une précision clinique et un détachement de la narration qui rendent presque impossible l'empathie avec le personnage, que l'on découvre de plus en plus odieux.
De fait, si Le temple de l'aube est, à mon sens, le volet le plus sensuel de la série - dans la mesure où le texte est très porté sur l'exploration des sens -, c'est pour mieux nous faire ressentir, sans avoir besoin de les décrire ou de les analyser, les errements de Honda. Le tout, comme dans Confession d'un masque, est mâtiné de références à la culture religieuse, comme le fait remarquer François Noudelmann dans son journal de lecture de la tétralogie, Tombeaux :
L'érotisme de Mishima oscille entre le peep show et les extases de sainte Thérèse. Il reprend une tradition du voyeurisme déjà sublimée par les écrivains japonais. La Confession impudique de Tanizaki, ou Les Belles endormies de Kawabata, ont accoutumé les lecteurs distingués à ces goûts licencieux. Mishima pousse plus loin l'alliance du voyeurisme et de la voyance. Il propose un chemin mystique au coeur même des chairs voluptueuses.
Je tiens tout de même à préciser que cette atmosphère chargée d'odeurs, saturée de chaleur et de corps lascifs, est souvent coupée par de longues analyses de la transmigration des âmes dans le bouddhisme tels que le découvre Honda. Ces passages tendent à plomber la narration, à briser le rythme du récit. François Noudelmann avance que "Ne pas subir la vitesse des événements, trouver son propre tempo à contretemps, inventer une autre mesure à ce qui s'enchaîne seulement par cause et effets, telle semble la stratégie de celui qui fait un pas de côté." À mon sens, ces longs passages théoriques intercoupés d'une exploration du désir que l'on sent inconfortable chez Honda, font de la lecture de ce troisième volet un épisode parfois difficile à lire.
Je signale au passage, avant de vous conduire vers le prochain article, l'importance que peut revêtir le troisième volet d'une tétralogie dans une oeuvre japonaise. Contrairement aux oeuvres en trois ou cinq actes que nous connaissons bien, la fiction japonaise s'articule parfois en quatre mouvements, selon le principe du kishōtenketsu.
Le kishōtenketsu est l'idée qu'une intrigue ne doit pas forcément reposer sur l'apparition d'un conflit et sa résolution (ou l'échec du protagoniste dans sa tentative pour surmonter le conflit). Le principe de l'histoire repose plutôt sur un découpage en quatre mouvements de l'action : introduction, développement, modification (souvent déconnectée des deux premiers actes) et retour à une situation initiale qui aura évolué. Le quatrième acte constitue une sorte de contraste qui réconcilie les deux premiers avec le troisième, très différent, et intègre la modification dans un tout cohérent, le tout sans interruption. L'idée c'est donc de ne pas fonctionner de manière dialectique (un affrontement se résout soit par une victoire, soit par un échec) mais par effet de contraste.
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Vous serez peut-être intéressé par les critiques des autres ouvrages de Yukio Mishima (Confession d'un masque, Le Pavillon d'or), ou de ceux de Nastume Sôseki (Rafales d'automne, Oreiller d'herbe, Choses dont je me souviens), de Yasunari Kawabata (Belles endormies, Le maître ou le tournoi de go), de l'essai de Junichiro Tanizaki (Eloge de l'ombre) ou encore les romans de Hubert Haddad (Le peintre d'éventail, Ma).