Yukio Mishima : Chevaux échappés

14/06/2018

Une suite moins puissante et plus fanatique

L'auteur

 Yukio Mishima est un écrivain japonais né en 1925 et mort en 1970. Il est l'auteur d'un grand nombre de romans, d'essais, de recueils de nouvelles et de pièces de théâtre, œuvres parmi lesquelles les plus connues sont sans doute Confession d'un masque (1949) dans lequel il parle de son homosexualité, Le Pavillon d'Or (1956) et la tétralogie de La mer de la fertilité (1964-1970), qui commence avec Neige de printemps (1964). Il s'est suicidé par sepuku après avoir effectué une prise d'otage, se donnant la mort d'une façon particulièrement spectaculaire qu'il semblait avoir prédite dans certains de ses romans. Tout cela entoure Mishima d'une aura sulfureuse et tend à le ranger encore aujourd'hui parmi les indésirables au Japon.

Honda, vingt ans plus tard

Pour rappel, vous trouverez ici la critique du premier roman de la tétralogie, Neige de printemps.

Chevaux échappés se déroule vingt années après les événements de Neige de printemps. Shigekuni Honda, qui fut l'ami fidèle du fougueux Kiyoaki, reconnaît dans le jeune Isao Iinuma la réincarnation de Kiyoaki. Isao est un idéaliste qui n'a qu'une ambition : éliminer la vermine capitaliste, et restaurer la grandeur du Japon, l'esprit samouraï et l'adoration de l'Empereur. Honda, devenu magistrat, campé dans des certitudes rationnelles depuis toujours, est ébranlé par sa découverte.

 L'histoire se concentre ensuite sur Isao, fasciné par le livre (fictif) La société du Vent Divin (littéralement, vent divin peut être rendu en kamikaze) qui raconte comment un groupe de patriotes a réalisé un attentat à la gloire de l'Empereur. Isao, du haut de ses vingt ans, entreprend de monter une nouvelle société paramilitaire du même type et selon les mêmes préceptes ; il parvient à réunir autour de lui une vingtaine de garçons galvanisés, prêts à se lancer dans un attentat avant de commettre sepuku (se suicider en s'ouvrant le ventre).

 Leur groupe est découvert quelques jours avant l'attentat et Isao est envoyé en prison. Honda, ébranlé, décide de renoncer à son poste de magistrat, et devient l'avocat d'Isao et de ses amis. Le procès les trouve coupables, mais le juge choisit une sentence symbolique et remet les jeunes gens en liberté ; dès qu'il en a l'occasion, Isao se précipite vers la demeure de Kurahara, incarnation du mal capitaliste à ses yeux, l'assassine, puis accomplit un sepuku sur la plage exactement au moment où le soleil se lève : "À l'instant où la lame tranchait dans les chairs, le disque éclatant du soleil qui montait, explosa derrière ses paupières".

 Gardons à l'esprit l'importance du soleil au Japon à l'époque, et l'on perçoit aisément la symbolique de la présence de l'astre à l'ultime moment de vie d'Isao : cet emblème peut être lu comme une bénédiction accordée par l'Empereur, une approbation de l'action accomplie.

 Et ce détail a tout son sens, si l'on se rappelle que Mishima lui-même finira (avec moins de succès) dans des circonstances similaires, et qu'une grande partie des diatribes enflammées contre les moeurs corrompues et dévoyées est très probablement un reflet de ses propres convictions.

 Un sillon à travers le doute

 Rappelons, aussi, car cela a son importance, que Mishima estimait avoir couché sur le papier "tout ce qu'il savait de la vie" dans la tétralogie de la Mer de la Fertilité.

 Ce second volume, outre un grand nombre de tirades sur les valeurs traditionnelles japonaises et une étonnante parabole livrée par Isao sur ce que signifie la fidélité à l'Empereur (que je pourrais vous résumer ainsi : il faut lui offrir des boulettes de riz, et commettre ensuite sepuku, que l'Empereur soit satisfait ou non), le roman présente avant tout de longues périodes de doute. Faut-il être rationnel, ou se laisser dominer par un sentiment de sacré qui transcende la réalité ?

 L'ascension de la montagne de Konomyia (p50-51 dans l'édition Folio) amène Honda à éprouver ce sentiment du sacré qui lui avait paru si déplacé dans Neige de printemps lorsque les deux princes de Siam s'étaient agenouillés en apercevant une statue de Bouddha, encore une fois en haut d'une montagne. En altitude, et après une activité physique (rappelons que Mishima consacrait plusieurs heures par jour à sculpter son corps), l'homme peut ressentir le souffle mystique.

 Une autre préoccupation constante d'Isao est : comment être pur ? La pureté n'admet en effet pas de demi-mesure : soit l'on est parfaitement pur, soit l'on ne l'est absolument pas. Isao s'inquiète de la pureté de son rire (p152 : "Pour Isao, une mort pure paraissait facile. Mais un rire pur ?) comme de l'âge (p161 : "N'en était-il donc pas un parmi leurs anciens pour écarter la prudence et la circonspection dues aux années, et pour répondre d'un trait à l'estocade acérée de leur pureté par sa pureté à lui tout aussi aiguisée ? S'il s'avérait qu'il n'en existait pas, alors il fallait que cette pureté que concevait Isao fût une chose que les liens de l'âge étranglaient"). Cette quête de la pureté est à rapporter à l'esthétique même du roman, du choix des mots (malheureusement mal rendu par une traduction qui laisse à désirer) : "Certains mots paraissent vides quoiques outrageusement moralisateurs. Même sans adjectif, ils comptent intrinsèquement un élément d'exagération" (p209).

 Cette pureté est peut-être, alors, à chercher du côté de la beauté de Kiyoaki, qui reste le modèle absolu aux yeux de Honda : "Kiyoaki avait été un être de beauté. Son existence avait été inutile, dépourvue d'objet quelconque" (p262). L'expression de la pureté semble être une action dépourvue d'intérêt général, qui corresponde parfaitement à l'intention. Isao, vers la fin du roman, alors qu'il est en prison, parvient à cette définition : "Isao se faisait de la pureté une conception semblable à un noble oiseau destiné à périr parce qu'il vole si haut que le soleil va consumer ses ailes. Jamais il n'avait songé qu'une main quelconque pût capturer l'oiseau vivant". On pourrait donc conclure que la pureté n'est qu'action pure, ce qui correspond (dernière citation, promis) à ce principe énoncé plusieurs fois dans le livre et emprunté au sage Wang Yang-Ming : "Savoir et ne pas agir, ce n'est pas encore savoir". 

Une suite parfois laborieuse

 Ce deuxième roman est assez volumineux, et paraît moins riche que Neige du printemps, du fait que la plupart des concepts abordés ont déjà été évoqués et que Mishima n'apporte pas un changement de perspective majeur. Le centre du roman, qui décrit les actions d'Isao pour former son organisation paramilitaire, est intéressant dans la mesure où il décrit (indirectement) l'action propre de Mishima ; mais il faut tout de même compter un certain nombre de longueurs et d'exposés de thèses presque fanatiques plusieurs fois répétées.

 Cette faiblesse est d'autant plus étonnante qu'au moment du procès final, Mishima montre qu'il sait créer des ressorts narratifs qui éveillent l'intérêt ; il reste à regretter que ces procédés n'arrivent pas plus tôt, pour muscler la trame narrative en parallèle de l'exposition des idées défendues dans le roman.

 Vous serez peut-être intéressé par les critiques des autres ouvrages de Yukio Mishima (Confession d'un masque, Le Pavillon d'or, Neige de printemps), ou de ceux de Nastume Sôseki (Rafales d'automne, Oreiller d'herbe, Choses dont je me souviens), de Yasunari Kawabata (Belles endormies, Le maître ou le tournoi de go), de l'essai de Junichiro Tanizaki (Eloge de l'ombre) ou encore les romans de Hubert Haddad (Le peintre d'éventail, Ma).

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