Virginia Woolf : Mrs Dalloway
Expériences du temps qui passe
L'auteur
Virginia Woolf est une écrivaine anglaise née en 1882 et morte en 1941. Elle est une des figures majeures de la littérature anglaise du XXè siècle, ayant contribué à rénover la forme de la narration ; elle est particulièrement célèbre pour l'invention (ou, au moins, la maîtrise) du style narratif appelé "flot de conscience" (stream of consciousness), et pour avoir animé le Bloomsbury Group, le groupe d'artistes à qui l'on doit le modernisme en littérature. Ses oeuvres les plus connues sont Mrs Dalloway (1925), La promenade au phare (1927) ou encore Une chambre à soi (1929).
La conscience dans tous ses états
Dense roman qu'est Mrs Dalloway. Il fait partie de ces oeuvres qui, une fois qu'on les a finies, nous font sentir qu'on a besoin d'y remettre le nez pour tout comprendre. Encore une fois, voire deux, et sans doute même plus.
On ne peut pourtant pas dire que l'intrigue casse ne serait-ce qu'une patte à un canard. Je peux vous la résumer ainsi : Par un beau jour de juin, Clarissa Dalloway se prépare à donner une réception. Voilà, en somme. Il y a plus, certes : il y a ses amis qu'elle n'avait pas vu depuis des années qui refont surface, comme Sally Septon, cette fille libre et fascinante avec laquelle elle avait un jour échangé un baiser ; il y a Peter Walsh, dont on peut supposer que toute la vie amoureuse a été un échec parce qu'il n'a jamais eu que Clarissa dans son coeur ; il y a Septimus Warren Smith, ce rescapé de la Première Guerre mondiale qui souffre d'un traumatisme profond. Mais ce sont là des personnages, et pas des actions.
Tout ce petit monde se croise joyeusement dans les rues de Londres, chacun vacant à ses affaires, à mesure que le roman avance vers la fin du jour et la réception qui va être donnée. Et le lecteur se promène à l'intérieur de tous ces esprits, s'aménage un espace où il cohabite avec le personnage et observe les autres à travers leurs yeux, leur conscience : tous les personnages sont incroyablement réels et vivants. Leur esprit nous est donné à voir grâce au "flot de conscience" (stream of consciousness), une technique littéraire dans laquelle le narrateur propose des fragments de pensées à mesure qu'elles se forment dans la tête du personnage, et non pas des longs développement raisonnés. Ainsi, lorsque Clarissa marche dans la rue et voit passer une voiture qui transporte sans doute un ministre important, Woolf décrit autant (voire moins) les événements que les pensées qui viennent l'envahir, l'un coupant l'autre et les deux se mêlant avec une grâce superbe.
Paul Ricoeur faisait ainsi remarquer que la technique narrative du roman repose sur l'utilisation de petits événements sans grande importance, autour desquels peut se déployer la conscience. Sans doute qu'il est plus difficile de construire un tel type de récit sur une histoire policière ou d'aventure ; et, objectivement, il faut remarquer que l'intrigue n'est pas le point fort du roman - Virginia Woolf n'en a cure. Dans A Room of One's Own (1928), elle explique ainsi que dans son projet, c'est la forme qui donne l'esthétique de l'oeuvre.
Le philosophe note aussi que le passage d'une conscience à une autre se fait non seulement par proximité de lieu (Peter Walsh croise Septimus dans le parc, et l'on passe de ses pensées à celles du jeune homme), mais aussi par écho dans les idées qui sont développées par l'un et l'autre, donnant au tout une harmonie sans laquelle la rupture paraîtrait artificielle.
Une expérience du temps
Avant toute chose, ce que narre Mrs Dalloway, c'est une expérience du temps. Ou, plus précisément : la manière dont les personnages, chacun, appréhendent cette expérience du temps. D'ailleurs, il faut rappeler que le titre original était "The Hours", titre qu'a réutilisé Michael Cunningham pour son roman publié en 1998 dont a été produit un très bon film.
Mrs Dalloway est construit sur l'association de deux trames temporelles : celle de la journée qui avance, et dans laquelle évoluent les personnages, et celle des souvenirs, qui remonte par soubresauts dans le passé à mesure que la journée s'approche de sa fin. Temps objectif, temps subjectif. Pour Paul Ricoeur, encore lui, c'est l'association entre cette expérience de la conscience et la narration du temps qui est fondamentale à l'oeuvre de Woolf : "l'art de la fiction consiste à tenir ensemble le monde de l'action et le monde de l'introspection" (traduction approximative depuis une traduction en espagnol du texte français, ne me demandez pas pourquoi).
Il y a le passé nocif, comme pour Septimus, qui a des flash-back constants et se met à parler aux morts ; il y a le passé qui réconforte, comme celui de Peter Walsh, un passé dans lequel il vivait heureux avec Clarissa, avant l'arrivée de son bougre de mari ; il y a le passé de Clarissa, aussi, qu'elle ne parvient pas à mettre en ordre, dans lequel elle semble flotter.
Et toutes ces expériences temporelles sont entrecoupées d'une chronologie qui se met minutieusement en place, rythmée par l'intervention des cloches du Big Ben : trois fois, à trois moments cruciaux de la journée, et perçus par trois personnages différents, les "cercles de plomb" produits par les cloches s'invitent dans les réjouissances. Que nous disent-ils ? Une bonne partie du message de l'oeuvre, rien de moins.
Les cercles de plomb marquent le temps qui passe ; ils découpent, pour ainsi dire, le temps réel - le temps scientifique, objectif. Virginia Woolf n'avait peut-être pas lu Bergson, mais c'était dans l'air du temps de considérer que le temps, c'est de la durée : le temps scientifique (une heure, c'est une heure) n'est pas égal au temps vécu (toutes les heures ne se ressemblent pas : si vous passez un bon moment, le temps a généralement tendance à filer. Parlant de ça et pour continuer cette parenthèse qui n'en finit pas, il faut noter qu'il y a une pléthore de lectures bergsoniennes de Mrs Dalloway).
Or, si les "cercles de plomb" reviennent trois fois, les interprétations qui en sont faites par les personnages sont à chaque fois différentes. Le temps réel est bien là pour tous, mais il a des significations particulières, que l'on peut comprendre grâce à notre familiarité croissante avec chacune des consciences que sont les personnages du roman. Autrement dit, si les perceptions du temps sont propres à chacun, le temps, lui, avance à grands pas inéluctables.
Voilà, c'est la déprime.
Citations
Sait-on quelque chose des gens, même ceux avec lesquels on vit chaque jour ?
Elle en était arrivée à penser que la seule chose digne d'être racontée, c'est ce que l'on ressent. L'intelligence était bête. On devait simplement dire ce que l'on ressent.
Il était exactement midi. Les douze coups de Big Ben, qui survolaient toute la partie nord de Londres, se fondaient avec ceux des autres horloges, se mêlaient, aériens,légers, aux nuages et minces volutes de fumée et allaient mourir là-haut au milieu des mouettes - les douze coups sonnèrent tandis que Clarissa Dalloway déposait sa robe verte sur son lit, et que les Warren Smith descendait Harley Street.
Mrs Dalloway est un classique de la littérature. Vous serez peut-être intéressé.e par cette série d'articles : Qu'est-ce qu'un classique ?