Ursula Le Guin : Les dépossédés
Imaginer une société anarchiste
L'auteure
Ursula K. Le Guin est une écrivaine de science-fiction et de fantasy américaine née en 1929 et morte en 2018. Elle est l'une des auteures majeures du genre, distinguée par le prix Hugo, et se démarque en proposant dès les années 1960 une science-fiction très politique, dans laquelle elle met en avant des thèmes féministes, politiques (notamment par une exploration de l'anarchisme dans Les dépossédés, 1974) et spirituels. Ses oeuvres les plus célèbres sont sans doute Le cycle de Terremer (1964) ou La main gauche de la nuit (1969).
Deux mondes, deux modèles
Ursula Le Guin explore, dans Les dépossédés, une pensée politique qui irrigue la contre-culture américaine dans les années 1960 : l'anarchisme. Un peu à la manière d'un écrivain naturaliste qui pense ses personnages comme des sujets de laboratoire pour réfléchir à la manière dont ils peuvent interagir, l'auteure modèle ex nihilo deux mondes miroirs : Anarres, peuplé deux siècles avant le début du récit par des dissidents désireux de créer une communauté anarchiste, et Urras, sorte de planète Terre technologiquement avancée.
Pour explorer ces deux modèles, Le Guin a recours à un procédé assez classique en littérature : faire visiter l'un des deux mondes par un personnage qui a le référentiel de l'autre. Shevek, le physicien le plus brillant d'Anarres, se voit invité sur Urras, et son voyage pourrait être comparée à celui d'Usbek et Rica à Paris dans Les lettres persanes de Montesquieu (1721). Nous comprenons comment fonctionne la société d'Anarres en grande partie grâce à la manière qu'a Shevek de comprendre notre propre modèle et de nous le décrire, comme si nous ne le connaissions pas.
Mais le récit nous emmène aussi sur Anarres, car il est construit sur une alternance de chapitres, tantôt à Urras pour y suivre les premiers pas de Shevek, tantôt de retour sur Anarres pour y narrer chronologiquement toute sa vie depuis son enfance.
Le récit de Shevek sur Urras est mâtiné de vagues éléments d'intrigue, qui ne sont pas essentiels à l'histoire mais fournissent un prétexte pour se promener sur ce nouveau monde : Shevek l'anarchiste est en réalité utilisé par le gouvernement d'Urras pour qu'il leur fournisse les clefs d'une théorie physique de la Simultanéité, qui permettrait, pour faire court, d'abolir les frontières de l'espace et du temps.
Je me concentre ici avant tout sur l'aspect politique de l'oeuvre parce que c'est à mon sens ce qu'il y a de plus intéressant dans le roman : disons-le d'emblée, le texte ne présente pas vraiment de qualité littéraire. Selon moi, la traduction est assez catastrophique, la construction des phrases n'a aucune finesse et donne parfois dans l'aberration grammaticale ; je peux toutefois comprendre, à la décharge du traducteur, que le style parfois lapidaire d'Ursula Le Guin est difficile à traduire. Le récit lui-même n'est d'ailleurs pas mené avec beaucoup de subtilité non plus, les personnages manquent cruellement de profondeur et les dialogues mêlent des exposés didactiques redondants avec des détails prosaïques sur le fait que le bébé est en train de rotter : vous l'aurez compris, je n'ai pas pris beaucoup de plaisir à la lecture du texte en tant que tel.
Reste que les idées explorées sont, elles, assez intéressantes pour que le roman mérite d'être lu.
Imaginer une société anarchiste
Commençons par une précaution superflue pour certains, mais néanmoins essentielle : l'anarchisme politique ne définit pas un chaos social où la loi du plus fort prévaut. C'est une tradition politique qui a une longue histoire et de nombreux penseurs de référence (citons par exemple Pierre-Joseph Proudhon, qui est le premier théoricien social à s'en réclamer, dès 1840). Le principe de l'anarchisme est de refuser l'autorité dans l'organisation de la res publica, la chose publique ; l'anarchisme imagine des modèles décentralisés, horizontaux, mettant en avant par exemple l'auto-gestion, plutôt que de s'en remettre à des institutions organisatrices (et, selon la pensée anarchiste, oppressives).
Anarres est donc le laboratoire d'Ursula Le Guin pour imaginer ce que pourrait donner une société créée de toutes pièces pour être anarchiste, au bout de plus de 150 ans d'histoire : pas d'argent (ce qui n'est d'ailleurs pas commun à tous les discours sur l'anarchisme, précisons-le), une gestion en commun de la plupart des biens et des ressources, des emplois qui évoluent, une conception différente de l'intimité... Cette gestion est permise grâce à un ordinateur central, ce que je perçois comme une facilité choisie par l'auteure, qui reflète bien l'enthousiasme que l'on pouvait avoir dans les années 1960 dans l'informatique naissant comme une plateforme ouverte, neutre, gouvernée par la Raison mathématique du logiciel ; je pense qu'un écrivain ne pourrait plus aujourd'hui se permettre une telle facilité.
Le modèle d'Anarres semble assez bien fonctionner : les abus sont rares et les contre-pouvoirs suffisamment nombreux pour les contrebalancer, l'éducation semble performante, permet à des scientifiques comme Shevek de mener des recherches de pointe, et les anarrestis vivent avec moins de confort au quotidien, mais dans une fraternité galvanisante. Toutefois, les failles de la société sont nombreuses : l'autogestion implique aussi son lot de querelles picrocholines, de guerres d'égos et de pression sociale, comme l'explique Shevek lors d'une tirade :
[N]ous avons honte de dire que nous avons refusé un poste. [...] La conscience sociale domine complètement la conscience individuelle, au lieu d'être en équilibre avec elle. Nous ne coopérons pas - nous obéissons. Nous craignons d'être proscrits, d'être traités de paresseux, de dysfonctionnels, d'égotistes [sic]. Nous craignons l'opinion de notre voisin plus que nous ne respectons notre liberté de choix.
Pas d'enthousiasme excessif de la part de Le Guin, donc, par rapport au modèle anarchiste. Pour autant, elle présente une nuance assez classique du discours de la contre-culture : Shevek, en visitant Urras, réalise qu'il s'agit bel et bien de l'Enfer, comme tout le monde le pense sur Anarres. Les riches urrastis sont vains, gaspillent, et exploitent une immense majorité de leur population. Shevek oppose alors les deux modèles :
[Anarres] n'est pas merveilleux. C'est un monde laid. [...] Tout est maigre, tout est sec. Et les gens ne sont pas beaux. [...] Les villes sont ternes, et très petites, elles sont lugubres. Il n'y a pas de palais. La vie est morne, et le travail est dur. [...] Vous êtes riches, vous possédez. Nous sommes pauvres, il nous manque beaucoup. [...] Tout est beau, ici. Sauf les visages. Sur Anarres, rien n'est beau, sauf les visages.
La thèse est assez classique, et ne casse pas une brique : la possession, c'est le vol, et il y aurait d'un côté les riches tristes et les pauvres heureux. Si le reste du livre ne servait pas à la démontrer, on pourrait discréditer cette idée vaguement rousseauiste et un peu naïve ; mais la vie sur d'Anarres, rude et sobre, concentrée sur l'essentiel, pour reprendre les mots d'André Gorz, est présentée avec assez de finesse.
Une exploration utile de l'anarchisme
Toutefois, remarquons qu'Anarres n'est pas le miroir parfait d'Urras : là où Urras est une planète opulente, où les ressources sont abondantes, Anarres est une lune désertique, presque hostile. C'est une contrainte supplémentaire, et elle est majeure : "Ce n'est pas notre société qui gêne la créativité individuelle. C'est la pauvreté d'Anarres. Cette planète n'était pas faite pour supporter une civilisation", analyse, encore une fois Shevek. Cette austérité métaphorique représente la nécessaire sobriété qui va de pair avec un monde anarchiste, et on comprend qu'elle permet de se centrer sur l'essentiel pour survivre en condition hostile avec la seule force du lien humain, mais elle biaise la comparaison entre les deux mondes.
Tout à la fin du roman, Shevek retourne sur Anarres. Le voyage a été pénible pour lui, il en a beaucoup souffert, et le retour s'annonce également difficile - il va falloir se faire accepter auprès des autres anarrestis, qui ont vu son départ d'un très mauvais oeil. Pour autant, son périple n'aura pas été vain : retournent avec lui des voyageurs d'un autre monde, des diplomates en poste sur Urras, qui saisissent l'occasion de venir à leur tour visiter Anarres, et de s'intéresser au modèle anarchiste.
De la même manière, l'exploration que nous propose Ursula Le Guin du monde anarchiste n'est pas toujours très agréable : comme je l'ai déjà dit, c'est souvent pesant, parfois maladroit, le roman peine à captiver dans la forme. Mais le voyage n'aura pas été vain : le lecteur en ressort avec un intérêt nouveau, peut être plus approfondi, plus lucide et plus éclairé, sur ce que pourrait être une société anarchiste.