Qu'est-ce qu'un classique 3 : Les classiques, au bûcher ?
Une certaine forme dans l'horizon d'attente
Les classiques sont vus comme pertinents pour la dimension réflexive des lettres. Le propre des classiques est de susciter des interprétations fécondes qui enrichissent le lecteur et le texte.
- Judith Schlanger, La mémoire des oeuvres, 2008
Au cours de nos pérégrinations, ces deux dernières semaines, nous avons pu établir que la définition du chef d'oeuvre littéraire gravite autour de trois caractéristiques : la qualité, la durée et l'utilité. Grâce au très riche ouvrage de J. Vassevière et N. Toursel (références en fin d'articles), je vais aujourd'hui pouvoir aborder ces questions au travers d'une certaine quantité de textes théoriques qui ont laissé une empreinte dans le paysage de la critique - si je voulais dès maintenant commencer à compliquer les choses, je pourrais même dire qu'il s'agit de textes critiques classiques. Et voilà, ça recommence.
Grandeur et décadence de la forme
Si l'on se demande pourquoi lire les classiques, peut-être faut-il aller chercher une réponse du côté de la forme de l'oeuvre plus que du message. C'est en tout cas l'avis de l'ami Marcel Proust. Pour lui, une oeuvre ancienne est datée par sa forme, et donc peut (comprendre : doit) être appréciée et vénérée comme un monument témoignant d'un état de la langue disparu. Moins consensuel, Antonin Artaud rétorque que c'est cette caractéristique qui explique précisément pourquoi il faut abandonner les classiques, au nom du refus du conformisme et de la création de nouvelles formes adaptées au public contemporain.
Paul Valéry valorise presque exclusivement la forme au détriment du contenu, affirmant qu'étant le "squelette de l'ouvrage", elle seule peut survivre à l'oeuvre puisqu'elle échappe au vieillissement des pensées et des codes. Valéry insiste, citant le poète Mistral, que "la forme seule conserve les oeuvres de l'esprit".
Si je cherche un exemple, il est vrai que Charles Bukowsky est célébré aujourd'hui, et je pense que cela n'ira qu'en s'accentuant, plus en raison de son style (rupture de la phrase, interpellations, interjections, mélange du plus poétique et du plus prosaïque qui soit) que de ses idées. On peut penser que nous nous sommes acclimatés à la transgression qui était la sienne - cela pourrait certes être discuté aujourd'hui dans un climat post-Weinstein mais, dans deux mois, ses idées nous sembleront de nouveau normales - mais nous resterons toujours fascinés par la forme de ses oeuvres. Et on peut supposer que si tout le monde se mettait à l'imiter aujourd'hui, ce serait malgré tout lui qui resterait : on ne se souvient que de Pétrarque, alors qu'une bardée de poètes ont essayé de le copier, peut-être parce que la copie ne dépasse généralement pas l'original.
Personnellement, cette remarque m'interroge tout de même car, justement, toutes les révolutions poétiques depuis que l'écriture (poétique) existe consistent plus dans une rénovation de la forme (du sonnet antique au sonnet pétrarquien pour une poésie libre, puis en prose, puis graphique, etc) que dans le message qui, si l'on se penche dessus, ne diffère pas tant entre ce que racontent nos poètes actuels et ce que déblatère Catulus.
Ruskin, critique d'art anglais, voyait dans la lecture une conversation (édifiante, forcément) avec les grands auteurs. Au risque de vous décevoir, pour Proust, la lecture conduit seulement "au seuil de la vie spirituelle". Et nous y dépose. À la prochaine. "La puissance de notre sensibilité et de notre intelligence, argumente Marcel, nous ne pouvons la développer qu'en nous-même". Le "contact avec les autres esprits qu'est la lecture" permet tout de même se fe former aux "façons" de l'esprit, c'est à dire, au bon goût. Proust, qui ne semble donc goûter qu'un plaisir esthétique à travers la lecture, estime qu'un des charmes du classique est de nous faire découvrir "les traces persistantes du passé à quoi rien du présent ne ressemble".
Cette intéressante remarque me permet de faire une pause pour réfléchir un peu sur la nécessité aujourd'hui de se frotter aux grands textes qui nous semblent parfois si étrangers. Proust recommande, bien évidemment, de lire tout, et plusieurs fois ; c'est bien gentil, mais lui n'avait que ça à faire de ses journées. L'idée que je viens de citer nous permettrait à nous, piètres lecteurs, de choisir de partager notre temps entre la lecture de contemporains, qui explorent de nouvelles formes et une nouvelle langue qui comportent "la beauté qu'y sut mettre l'esprit qui les créa" et les classiques, pour le plaisir de goûter "la langue où ils furent écrits [qui] est comme un miroir de la vie". Lire un classique, continue l'auteur de La Recherche, procure donc un plaisir similaire à celui de se promener dans une ville où sont conservés intactes des monuments que l'on ne fabrique plus aujourd'hui : un puits, un four à pain communal, les donjons et les tours...
C'est sur ce point précis que vient se mettre en radicale opposition Antonin Artaud - les auteurs de l'ouvrage précisent qu'il parle de théâtre, qui n'est pas simplement un texte et une langue, mais bien un spectacle total toujours renouvelé et porté par les acteurs, ces "suppliciés que l'on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers" (je cite cette phrase simplement parce qu'elle me semble magnifique). Artaud pense donc qu'une "foule" peut comprendre toute oeuvre d'art "à condition qu'on sache lui parler son propre langage, et que la notion de ces choses ne lui arrive pas à travers des habits et une parole frelatée, qui appartiennent à des époques mortes et qu'on ne recommencera jamais plus".
Le dramaturge et critique de théâtre va même plus loin dans son élan iconoclaste : "si la foule ne vient pas aux chefs-d'oeuvres littéraires c'est que ces chefs-d'oeuvres sont littéraires, c'est-à-dire fixés ; et fixés en des formes qui ne répondent plus aux besoins du temps".
S'il y avait une revendication polémique certaine dans les propos d'Artaud, la question qu'il pose interroge : faut-il se forcer à se gaver des classiques, ou se concentrer sur les écrits contemporains ? Personnellement, je me permets de soulever que la lecture des classiques, qui permet de comprendre la tradition sur laquelle reposent les écrits contemporains, permet peut-être justement de mieux les comprendre.
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On sait à peu près pourquoi une oeuvre est mauvaise. Mais bien moins pourquoi elle est bonne. - Pierre Reverdy
Proust a cette idée étrange, frustrante, mais intéressante, qu'un artiste n'est capable, toute sa vie durant, d'exprimer qu'une seule chose : sa propre vision du monde, teintée d'une beauté intérieure qu'il développe et qu'il doit communiquer. Proust, qui se voyait en "traducteur" de cette beauté intérieure, explique ainsi que "les grands littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule oeuvre, ou plutôt réfracté à travers des milieux divers une même beauté qu'ils apportent au monde". Argument intéressant, auquel je me permets tout de même d'apporter une nuance : cette idée d'une beauté renfermée en soi me paraît un peu essentialiste, voire simpliste. On sait aujourd'hui que le sujet n'est pas enfermé dans une même position mentale - c'est d'ailleurs Proust qui a contribué à développer cette idée, d'où ma surprise -, que ce que l'on pense le matin n'implique pas ce que l'on va penser le soir. Or donc, vous dirais-je, comment, dans de telles dispositions, peut-on parler d'une beauté unique à délivrer, qui soit la même tout au long de la vie d'un artiste ? Si Stendhal se caractérise par "un certain sentiment de l'altitude se liant à la vie spirituelle", peut-être que l'on retrouve cette caractéristique dans les plusieurs exemples que Proust relève et commente brièvement ; mais est-on sûrs qu'à chaque fois, il avait la même idée, le même projet, en plaçant son personnage dans une position surélevée ?
Critères de qualité, qualité du critère
Voici venu le temps de conclure cette série consacrée à l'étude des classiques. Pour cela, j'aimerais boucler la boucle, non seulement avec le début de cet article, mais aussi avec le premier de la série, en saluant au passage une idée de Harold Bloom avec une habileté qui force l'admiration. Et hop, je me lance des fleurs en toute discrétion.
Rappelez-vous, Harold Bloom insistait sur le fait qu'un classique était un texte qui plantait un conflit chez le lecteur, qui semait un trouble délicieux et dérangeant.
Hans Robert Jauss développe une idée similaire et, me semble-t-il, de façon plus intéressante encore : il met le doigt sur ce qu'est ce trouble, et l'analyse en détails. Il constate qu'une oeuvre s'insère dans un système de références fourni par les lectures antérieures (autrement dit, qu'un texte est jugé en fonction des autres textes que connaît le lecteur), qu'il appelle "l'horizon d'attente du lecteur". Partant de cela, il peut donc cheminer vers l'idée qu'un grand texte est celui qui propose un "écart esthétique", à savoir "l'écart entre l'horizon d'attente préexistant et l'oeuvre nouvelle".
Alors qu'une oeuvre commerciale "flatte le goût dominant et coïncide exactement avec l'horizon d'attente des lecteurs" (citation de l'ouvrage de référence), les oeuvres d'art authentiques forcent à un "changement d'horizon". Pour tenter d'expliquer cela avec une métaphore qui m'est propre, je vais dire qu'ils creusent un fossé, ce qui suscite un plaisir littéraire ; mais, faut-il noter, le fossé laisse derrière lui un sillon : une fois la rupture esthétique assimilée, elle forme partie de l'horizon d'attente du lecteur, et participe au jugement des prochains textes.
En somme, pour résumer trois pages en deux lignes, c'est la faculté d'un texte à laisser un sillon dans le coeur du lecteur, qui permet d'en faire un classique.
Quant à moi, je vous laisse ici, et j'espère que cet article aura laissé au moins un petit sillon dans votre esprit.
Références
Toutes les citations de cette semaine proviennent de Littérature : 150 textes théoriques et critiques, 2015, [pp. 12-46, 206-219]. Proust était lu au travers de La prisonnière (1923) et "Journées de lecture" (1905) ; j'ai approché Jauss grâce à Pour une esthétique de la réception (1978) ; pour Paul Valéry, c'est "Victor Hugo, créateur par la forme" (1924) qui a été mon support ; enfin, Antonin Artaud a été étudié grâce à "En finir avec les chefs d'oeuvre" (1938).