Qu'est-ce qu'un classique ? 2 : Italo Calvino, Vous avez le droit de ne pas aimer vos classiques
Un classique, ça ne se lit pas, ça se "re"-lit
La semaine dernière, nous parlions de la conception du canon selon le critique littéraire américain Harold Bloom : le canon Occidental, que cela nous plaise ou non, est une institution élitiste composée pour l'essentiel d'hommes blancs et morts - le plus blancs et le plus morts possible. Voilà peut-être une raison pour laquelle on peut dire que vous avez le droit de ne pas aimer les livres du canon, ce dont nous allons discuter aujourd'hui en compagnie d'Italo Calvino.
Italo Calvino est un écrivain et philosophe italien du XXème siècle. C'est un théoricien de la littérature, un écrivain réaliste et un fabuliste ; sa production très riche le place parmi les plus grands italiens de la période moderne. Il est notamment l'auteur de la trilogie héraldique intitulée "Nos ancêtres", qui comprend Le Vicomte pourfendu (1952), Le Baron perché (1957) et Le Chevalier inexistant (1959).
Le classique comme le "Livre" de Mallarmé
L'auteur et intellectuel italien tente, dans la préface de son livre Pourquoi lire les classiques, de définir ce qu'est une oeuvre qui peut être considérée comme tel. Pas moins de quatorze propositions lui seront nécessaire pour parvenir à esquisser son idée.
"Les classiques sont ces livres à propos desquels tout le monde dit "Je suis en train de relire", et jamais "je suis en train de lire" (1) : les classiques, donc, ce sont tous les livres que vous avez honte de n'avoir jamais lus - alors qu'il serait virtuellement impossible, par manque de temps, de les avoir tous lus et relus. On pourrait d'ailleurs rapprocher cela avec l'idée d'Umberto Eco selon laquelle les grands livres de la philosophie sont plus commentés que lus : de par le monde, vous trouverez plus d'experts de la Critique de la raison pure de Kant, que de gens qui l'ont lu une fois dans leur vie, dans le métro en allant au boulot.
Continuant dans cet ordre d'idée, Calvino propose que "Toute lecture d'un classique est en réalité une relecture" (5), et inversement, car "Un classique est un livre qui jamais n'a fini de dire ce qu'il a à dire" (6) parce que les classiques sont ces livres que plus on croit connaître, plus on découvre qu'ils nous échappent. Si vastes, ces livres, que Calvino poursuit : "Appelez classique un livre qui se configure comme un équivalent de l'univers, de la même manière que les vieux talismans" (10). Calvino confesse qu'il s'approche ici de l'idée de livre total rêvée par Mallarmé.
Précisons peut-être un peu cela, car c'est une idée intéressante, à creuser : Mallarmé a eu l'idée d'un Livre qui n'est pas un projet concret mais un idéal, un absolu. Il écrit à Verlaine son projet : "un livre, tout bonnement, en maints tomes, un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hasard, fussent-elles merveilleuses... J'irai plus loin, je dirai : le Livre, persuadé qu'au fond il n'y en a qu'un, tenté à son insu par quiconque a écrit, même les Génies".
Détestez vos classiques, ils vous le rendront bien
Vient enfin une idée qui me paraît centrale dans le développement proposé par Italo Calvino : un classique, c'est un livre qui vous fascine particulièrement ; mais cela n'est pas nécessairement mélioratif.
"Tout ce que Jean-Jacques Rousseau pense et fait m'intéresse beaucoup, mais m'inspire en même temps un désir incoercible de le contredire, de le critiquer, d'en discuter avec lui." Pourtant, ce serait réducteur de laisser l'ouvrage de côté, car de cette contradiction jaillit quelque chose de positif ; en conséquence, Calvino propose : "Ton classique est celui qui ne peut t'être indifférent, et qui te sert pour te définir en relation - et peut-être en contraste - avec lui" (11).
Je pense qu'au travers de cette définition surgit quelque chose que l'auteur ne fait qu'aborder indirectement, peut-être car il ne se rend pas compte qu'il en parle ou alors qu'il le considère comme un acquis : un classique, c'est un livre qu'on peut ne pas aimer, mais que l'on peut apprécier. J'ose supposer qu'un tel sentiment ne sera pas le cas avec un livre de Marc Lévy : soit vous aimez, soit vous n'aimez pas, fin de l'histoire. Mais le fait que vous puissiez être rebuté par un aspect du livre, mais l'aimer pour autant, ou ressentir une attraction, révèle assez bien cette ambiguïté, cette inquiétante étrangeté, que Bloom utilisait également pour définir les classiques.
À savoir avant de mourir
Calvino propose deux pensées intéressantes et touchantes, pour finir : la première, c'est qu'un bon livre doit être lu à l'âge de l'enfance, où il aura le charme de la découverte, puis relu à l'âge adulte, avec plus de patience et plus de sagesse, pour être pleinement appréciée.
La seconde est une citation de Cioran à propos de Socrate (on finit cet article bien entourés) : alors qu'on préparait la ciguë, Socrate apprenait un air à la flûte. Et lorsque quelqu'un lui demanda : "À quoi cela va te servir ?", Socrate, avec son habituel aplomb, répondit : "À le savoir avant de mourir".