Qu'est-ce qu'un classique ? 1 : Harold Bloom, Le canon Occidental
Comment définir une oeuvre qui fait partie du "canon" ?
Pour commencer cette discussion, j'aimerais faire une petite piqûre de rappel qui n'est à mon sens pas inutile : à propos de l'art, tout a déjà été dit, et tout a déjà été bien dit. Des hommes illustres se sont relayés pour affirmer que l'art était la raison de vivre ou que ça ne servait à rien, que c'était politique ou a-politique, qu'on pouvait se servir de La recherche en guise de papier toilette une fois qu'on avait fini de la lire ou qu'on accompagnerait Dante en enfer si on osait seulement avoir l'idée de commettre une telle barbarie. Pourquoi ce préambule, alors ? Pour vous dire que cette série d'articles est inutile ?
Un peu.
Mais surtout, pour vous inviter à considérer tout ce que je vais écrire avec une distance critique. Je vous expose des idées que j'ai trouvées pertinentes ou, au moins, intéressantes ; elles ne sont pas des positions qu'il conviendra ensuite d'adopter et de défendre jusqu'à la mort.
Je vais m'intéresser à trois livres en particulier qui m'aideront à discuter les éléments qui définissent un classique. Pour commencer, The Western Canon (1994) du critique et professeur de littérature américain Harold Bloom ; ensuite, Pourquoi lire les classiques (1991) l'érudit italien Italo Calvino ; enfin, un corpus proposé dans l'ouvrage Littérature : 150 textes critiques et théoriques (2015) dirigé par J. Vassevière et N. Toursel.
Harold Bloom
Harold Bloom est un personnage intéressant. Haïssable, peut-être ; mais intéressant. Et pour comprendre pourquoi vous devez vous intéresser à ce que vous haïssez, je vous invite à attendre la semaine prochaine et l'extrait de Calvino à propos de Rousseau que je vous proposerai.
Harold Bloom est celui qui a appelé les critiques féministes "l'école du ressentiment". Rien que ça. Mais n'arrêtez pas votre lecture ici, et laissez-moi quelques lignes de plus pour vous convaincre qu'il mérite notre intérêt. D'une part, il faut reconnaître que le type de lecture féministe qu'il critiquait était, en effet, assez peu productif - c'étaient, à l'instar d'Elaine Showalter, des critiques qui ne cherchaient dans leur lecture que le politique et qui n'avaient cure de l'esthétique ; la théorie féministe a changé depuis, et ne mérite plus aujourd'hui une telle appellation. Mais, surtout, Harold Bloom est un immense lecteur, d'une érudition rare ; il fait partie de l'élite bourgeoise et en est conscient, et définit le canon selon des valeurs qui nous sont étrangères, et en est conscient. Mais ce qu'il dit n'est pas qu'un ramassis d'âneries, et ses analyses sont souvent d'une grande pertinence. Son point de vue sur la culture, en tant que tel, mérite d'être entendu.
Ceci annoncé, nous pouvons entrer en matière.
Qu'est-ce que le canon ?
Pour Bloom, le canon définit un ensemble d'oeuvres immortelles qui se construisent les unes à partir des autres et qui ont gouverné la vie culturelle de l'Occident depuis leur apparition. En somme, bien que Le dit du Genji soit une oeuvre d'une rare qualité, elle ne fait pas partie du canon Occidental car elle n'a pas eu suffisamment d'influence en Occident pour changer ses valeurs esthétiques.
L'idée que les écrits canoniques sont immortels nous vient de Pétrarque, et a été développée par l'ami Shakespeare (après tout, on n'est jamais mieux servi que par soi-même, Shakespeare s'est ainsi arrogé une bonne place dans l'immortalité). Bloom date l'apparition du "canon séculaire", celui approuvé par les auteurs, dans les années 1850, qui est la fin de la période de la sensibilité et du sublime. Cependant, ce n'est pas un auteur qui choisit, ou non, si son œuvre fait partie du canon - trop facile, sinon : il y a des instances canonisatrices, qui constituent des listes. En ce qui concerne le Canon occidental, il s'agit de celles des académies littéraires, entre autres ; en France, nous avons la collection de la Pléiade qui est sans doute la meilleure définition d'une instance canonisatrice ; mais Elle aussi élabore des listes de livres à lire et constitue une sorte de canon, à sa manière - un sur lequel Harold Bloom cracherait sans doute, mais qu'importe.
Qu'est-ce qu'une oeuvre qui mérite de rentrer dans le canon ?
On n'entre dans le canon que selon des critères esthétiques, selon Bloom ; il faut bien sûr ajouter à cela l'idée d'accessibilité, car n'est canonisable que ce qui peut (matériellement) être lu - l'idée du "canon accessible" est proposée par Alastair Fowler. "La canonisation ne peut pas être idéologique", puisque on ne peut "accéder au canon qu'à partir d'une puissance esthétique" que l'on peut juger à l'aune de la "maîtrise du langage figuratif", "l'originalité", "la force cognitive" et "l'exubérance de la fiction".
D'un point de vue esthétique, c'est "une étrangeté, un mode d'originalité qui ne peut pas être assimilé, ou qui nous assimile de telle manière que nous cessons de le voir comme étrange" qui constitue un classique. Ainsi, Bloom définit l’œuvre de Dante comme "d'une étrangeté que nous n'arrivons jamais tout à fait à assimiler", tandis que Shakespeare développerait plutôt une étrangeté "qui devient si familière que nous sommes rendus aveugles à ses particularités".
"Dans l'écriture puissante, il y a toujours un conflit, une ambivalence, une contradiction entre le sujet et la structure", nous dit-il encore. Pour Bloom, l'un des plus grands chefs d'oeuvre de la littérature, en raison de son "récit au-delà de l'ironie et de la tragédie", qui a inventé "l'ambivalence entre le divin et l'humain", c'est tout simplement la Bible hébraïque, avec son Dieu (Yahweh) aux traits humains (il boit, il mange, il est injuste et revanchard).
Le canon se perpétue grâce à un phénomène que Bloom appelle "l'angoisse de l'influence" : "toute création littéraire puissante se construit sur une erreur de lecture [misreading] créative, et, par là-même, mésinterprète un texte précurseur". La lecture des textes précurseurs devient donc une base pour une nouvelle création : "une métaphore fraîche [...] implique toujours comme point de départ une autre métaphore" et se construit à partir de son rejet.
Bloom, bien que profondément amoureux de Shakespeare, reconnaît par exemple que dans les premières pièces du Barde, les personnages qu'il développe sont des copies de ceux de Marlowe, son grand concurrent ; heureusement, il les émancipe ensuite et les rend plus subtiles. Tellement que, pour tous ceux qui suivent, "Shakespeare reste un problème".
Pourquoi le canon ?
Là-dessus, Bloom est très clair : lire Homère et Dante "ne fera pas de nous de meilleurs citoyens". "L'art est parfaitement inutile". Oscar Wilde lui-même n'affirmait-il pas que "toute mauvaise poésie est sincère" ?
En ce sens, il convient de faire la différence entre les théories culturelles, qui regardent les oeuvres littéraires afin de chercher et de compenser les inégalités sociales, et les théories littéraires qui, elles, sont élitistes, le revendiquent et l'assument. En conséquence, les principes esthétiques ne doivent pas être jugés selon la recherche de conflits sociaux, mais seulement selon "le soi individuel" [the individual self]. Dante et Milton n'auraient pas sacrifié leur poème pour une cause politique (selon Bloom) ; si l'on choisit de s'intéresser à leur poésie dans une optique qui ne soit pas littéraire, il convient donc d'identifier la cause avec le poème plus que le poème avec la cause. Bloom défend que leur écriture sont des "formes plus larges que n'importe quel programme social".
En somme, il ne faut pas s'inspirer des valeurs morales que l'on peut trouver dans les oeuvres du canon, de peur de se transformer en "monstres d'égoïsme". Mais le véritable intérêt de l'art c'est "d'accroître l'essence individuelle d'une personne", et aussi de permettre "le correct emploi de la solitude".
Pour conclure, Bloom défend, certes, une vision conservatrice du canon ; mais il argue aussi que c'est ce qui définit le canon : le canon est conservateur, parce que c'est quelque chose qui se construit en regardant le passé, ou plutôt, en sachant que le passé vous regarde.