Marin Schaffner : Un sol commun
Une cartographie de la pensée de l'écologie
L'auteur
Ethnologue de formation, Marin Schaffner a mené plusieurs projets de recherche sur l'écologie, la pédagogie, la migration et le handicap. Un sol commun (2019) est son premier ouvrage.
Cartographier la pensée de l'écologie
Manifestations pour le climat par-ci, réchauffement climatique par-là : dans les discussions autour de l'écologie, qui semblent avoir envahi l'espace médiatique depuis peu, on clame beaucoup son amour pour la planète, mais sans trop savoir comment l'argumenter. Faut-il défendre la "nature" en soi, ou se concentrer sur notre survie ? Et, d'ailleurs, qu'est-ce que la nature ? Le filon de la pensée écologique n'est pourtant pas nouveau. Il y a aujourd'hui, pour qui voudrait s'y consacrer, un corpus d'oeuvres riches qui méritent d'être parcourues.
Pour célébrer ses dix ans d'existence, la maison d'édition Wild Project propose un tour d'horizon de la pensée écologique actuelle. Loin d'être exhaustif, l'ouvrage, en compilant vingt entretiens avec des personnalités très différentes, propose plutôt une introduction à la diversité de la pensée écologique, pour donner à voir la diversité des approches.
Je vous propose un petit voyage à travers ce paysage contrasté.
Le livre s'ouvre par un entretien avec Hervé Kempf, fondateur du site d'information sur l'écologie Reporterre. Le journaliste explique : "J'ai longtemps cru que le capitalisme n'avait plus de projet, plus de nouvelles idées. Mais je me rends compte que le capitalisme a retrouvé une dynamique idéologique avec la technologie (autour de l'intelligence artificielle et de la robotique)" - des mots qui résonnent avec ceux d'Alain Damasio lors de notre entretien, "le problème de la lutte anticapitaliste, c'est qu'elle n'arrive pas à générer du désir".
Pour essayer de penser une alternative au capitalisme, le philosophe Pierre Madelin, qui a étudié l'expérience du Chiapas (Mexique), note qu'il y a une augmentation de publications sur la pensée de l'écologie depuis 4-5 ans. Mais le champ est marqué par "une division très forte entre ce qu'on pourrait appeler une aspiration environnementaliste d'un côté, et de l'autre côté l'écologie politique [...] d'un côté la philosophie de l'écologie tournée vers la nature et comment on la pense, comment on en parle, comment on s'y rapporte au niveau éthique, esthétique et ontologique ; et de l'autre côté, une écologie politique qui reste plutôt - pour schématiser - du côté de la culture, et qui s'intéresse aux types de formations sociales, aux types de collectifs susceptibles d'habiter le monde sans le détruire". Il note que c'est dans les "mouvements sociaux", qui ont une "intelligence indéniable", que l'on trouve le dépassement entre ces deux tendances.
Les mouvements sociaux, seule porte de sortie ? Lamya Essemlali, responsable de Sea Shepherd France, une association de défense des zones maritimes : "L'enjeu principal, c'est de faire prendre conscience à la majorité des gens que l'activisme doit se vivre au quotidien : en s'engageant en bas de chez soi, en faisant attention à ce qu'on met dans notre assiette, en questionnant nos modes de consommation".
Comment comprendre que les mobilisations, de plus en plus nombreuses, n'entraînent pas davantage de changements ? Jean-Baptiste Fressoz, historien des techniques et auteur entre autres de L'événement anthropocène (2013) : "En travaillant sur le risque et la pollution aux 18è et 19è siècles, je me suis rendu compte, petit à petit, que l'environnement - même si ce mot n'était pas utilisé - était plus important à la fin du 18è siècle que pour nous." "La grande question n'est plus celle de la prise de conscience, mais bien celle de la désinhibition".
Une introduction nécessaire
Bruno Latour, sociologue et philsophe, auteur récemment de Où atterrir ? (2017), essaie d'analyser l'échelle à laquelle doivent être menées les luttes : "La tension entre local et global est un problème qui est insoluble si on reste dans les échelles qui vont du petit au grand, les échelles de la métrique. [...] Le rêve de la localité autonome n'a pas de sens à l'heure d'une globalisation qui, même en crise, ne disparaîtra pas. Plus que de local ou de global, c'est donc dans une logique d'emboîtement d'échelles qu'il faut tenter de réfléchir."
Pour Baptiste Morizot, philosophe du vivant, qui s'est distingué récemment par Sur la piste animale (2018), un travail sur la traque des loups - et qui a largement inspiré Alain Damasio -, pointe plutôt vers une autre direction : "L'écologie s'intéresse à la nature. Nature qui, du point de vue dominant des "Modernes", est ce qui est dehors, pas ce qui est sous nos pieds. Par contre, si on dit que l'écologie c'est la politique du sol, du milieu, du territoire, là, directement, on politise".
Je ne vais pas pousser l'inventaire plus loin, car ce serait piller le livre, et nuire au travail de Wildproject. Au contraire, je préférerais vous inviter à vous procurer ce petit ouvrage (achetez-le comme vous le voulez, mais pas via Amazon) qui mérite de devenir, pour quelques temps du moins, notre livre de chevet à tous. Chacun des entretiens est très court, assez pour être abordable pour un large public, trop pour avoir le temps de développer une pensée réellement développée et argumentée. Ce n'est qu'une carte qui permet d'avoir une vue plus générale - non pas une vue d'ensemble, car l'ouvrage explique clairement qu'il n'en a pas la prétention, mais une idée partielle - sur les différents prismes de la pensée écologique. Et, pour jouer sur les mots - mais pas que -, il faut rappeler que Une carte n'est pas le territoire.
Liste des entretiens :
Hervé Kempf, journaliste ; Lamya Essemlali, Sea Shepherd ; François Léger, agroécologue ; Émilie Hache, philosophe ; Jean-Baptiste Fressoz, historien ; Jade Lindgaard, journaliste ; Gilles Clément, jardinier ; Nathalie Blanc, géographe ; Pierre Madelin, traducteur ; Bruno Latour, sociologue ; Isabelle Cambourakis, éditrice ; Alexandre Laumonier, éditeur ; Baptiste Morizot, philosophe ; Catherine & Raphaël Larrère, philosophes ; Malcom Ferdinand, philosophe ; Anne de Malleray, éditrice ; Anaïs Massola, libraire ; Anne Simon, critique ; Philippe Descola, anthropologue ; Isabelle Stengers, philosophe.