Lire avec les oreilles (3/3) : Gaël Faye - Pili pili sur un croissant au beurre

27/05/2017

Pour prolonger la lecture du roman Petit Pays, retour sur l'album qui l'a précédé

Cette chronique fait partie de la série Lire avec les oreilles. Vous pouvez retrouver le premier épisode, The Jade Amulet de A State of Mind, et le deuxième épisode, undun de The Roots

 J'ai découvert Gaël Faye un peu par hasard, il y a deux ans, en traînant sur le forum Musique de jeuxvideo.com. Je suis à peu près sûr que c'est parce que depuis je l'écoute en boucle que mes enceintes ont décidé d'essayer de se suicider.

 Gaël Faye est un rappeur franco-rwandais, et a écrit un roman, Petit Pays, qui a beaucoup attiré l'attention à la rentrée 2016. Avant cela, il avait été contraint à l'exil à l'âge de 13 ans, avait découvert la littérature comme échappatoire et le rap comme exutoire. Il a créé avec Edgar Sekloka le groupe Milk, Coffee & Sugar, avant de sortir son premier album solo en 2013, Pili Pili sur un Croissant au Beurre, qui relate l'histoire de ses relations avec l'Afrique et de son intégration difficile dans l'A-France, qu'il définit comme "l'asile, l'absence et l'exil".

 Après avoir exploré une odyssée hip-hop cinématographique avec The Jade Amulet de A State of Mind, et retracé la vie (et la mort) de Redford Stephens, un jeune noir de cités, avec The Roots dans l'album undun, je vous propose cette semaine de voir comment Pili Pili sur un croissant au beurre vient enrichir la lecture de Petit pays.

Décrire les clichés sans tomber dedans

 L'album s'ouvre sur le titre A-France, qui relate, pour être plus précis, "Mon arrivée en France, il y a bien longtemps / Depuis que j'crois plus en l'ONU, depuis que j'crois plus en l'OTAN". Le titre en lui-même du morceau mérite un instant d'attention : on peut voir, dans le concept d'A-France, soit le mélange des mots Afrique et France, soit un préfixe a- privatif (une attention sémantique qui n'est pas a-typique dans l'oeuvre de Gaël Faye). Mélangeons l'un et l'autre, on comprend que l'intégration de l'un dans l'autre ne se fait pas sans détruire une part du pays et de l'identité de l'arrivant.

 Paris et son gris bitume semblent bien ternes à côté de l'Afrique exotique, où "Mon père chasse le croco, ma mère met du lait d'coco", que Gaël Faye peuple de noms de lieux et d'amis qui lui sont chers. On en retrouve un certain nombre dans Petit pays, du lac Tanganyika à Butare, notamment dans l'épisode où le père de Gabriel (le nom du protagoniste de Petit pays) chasse effectivement le crocodile, ce qui lui vaudra son surnom de Crocodile Dundee.

 Cependant, si les vieux sont "racistes et aigris", la critique ne tombe pas dans l'essentialisme bête et méchant, principalement parce qu'elle est faite au travers d'une langue extrêmement poétique. Paul Verlaine, dans "Paris", écrivait :

Paris n'a de beauté qu'en son histoire,
Mais cette histoire est belle tellement !
La Seine est encaissée absurdement,
Mais son vert clair à lui seul vaut la gloire

 La critique est toujours moins âpre, plus recevable, si elle est faite en poésie. Et Gaël Faye de chanter :

La transgression n'existe plus, le système nous avale
Nous recrache en ronds de fumée, épais cigare de la Havane
Dans la savane de Paname, sur le goudron, le macadam
J'arpente les rues en toutes saisons dans le chaudron de mes états d'âmes

L'adieu à l'Afrique dans Président

 Je voudrais consacrer mon attention tout particulièrement pour ce qui est, pour moi (et pour beaucoup d'autres), le texte le plus frappant de l'album : il s'agit de la lettre lue plus que rappée dans le troisième couplet du morceau Président.

Ma bien-aimée, j'écris cette lettre avec l'espoir que tu puisses me lire
Les hommes sont bêtes, l'Afrique est belle, fais pas l'erreur de la haïr
Avec toi je voulais vieillir sur ces collines, dans cette maison
Mais l'horizon s'arrête ici, je suis venu chanter mon oraison
Il m'enlève le galbe de tes hanches, le suave de tes lèvres
Sans trêve, « Umugwaneza », lumière de tous mes rêves
Je dois quitter ce port, mon âme quitte son corps
Mais mon amour je resterai toujours à deux encablures de ton cœur
Je vais partir dans les minutes qui suivent
Ma peine est lourde, j'espère que tu recevras cette missive
J'écris ces vers d'espoirs, des fleuves de tourterelles
Des tours de rêves, de brèves trêves de querelles
Il est trop tard les soldats envahissent la parcelle
Ma belle, j'écris des mots d'amours que je parsème
Sur ce cahier, je finis ma vie et ce poème
La guerre m'a pris de court pour te dire : je t'aime


 Que peut-on retirer de cette lettre à l'aide d'un petit kit d'outils littéraires ?

 Notons d'abord l'angoisse concernant sa transmission : "l'espoir que tu puisses me lire" est répété quelques vers plus bas, urgence oblige. "Les hommes sont bêtes" (ou, peut être plutôt, des bêtes : la violence fait émerger la pulsion animale chez l'homme), et le vocabulaire nautique ("ce port", "à deux encablures de ton coeur"), qui fait écho à la traversée des migrants qui n'ont pas eu la chance d'arriver en Europe par avion, sont deux éléments alarmants que vient pourtant contraster une tonalité générale plus optimiste.

 Cette lettre est en effet, il faut le noter, à la fois très sensuelle et portée sur l'esthétique : outre les assonances douces (horizon/oraison, par exemple), le message est que "l'Afrique est belle", qu'on y profite du "galbe de tes hanches" et du "suave de tes lèvres". Plutôt que de chanter une nostalgie (et de risquer de tomber dans un pathos mélodramatique), Gaël Faye chante la beauté de sa terre natale.

 De fait, la chute, déjà abrupte, ("je finis ma vie et ce poème") est d'autant plus puissante si l'on considère que ce poème peut être double : il s'agit soit, bien entendu, de la lettre en tant que telle, soit de l'enfance africaine du narrateur, perçue comme un poème. Vive, colorée, sensuelle et joyeuse, l'Afrique est, pour Gaël Faye, le poème qu'il semble essayer de raconter dans cet album. 

 Je vous invite maintenant à aller écouter l'album Pili Pili sur un Croissant au beurre, tout en lisant les paroles sur le site Genius. Tant que vous y êtes, vous pouvez aussi aller visiter mon Tipee, si la critique vous a plu.

 Ainsi s'achève la chronique Lire avec les oreilles... pour l'instant !

La prochaine série s'intéressera à La guerre du faux, d'Umberto Eco. Si vous souhaitez être informé lorsqu'elle commencera, vous pouvez déposer ci-dessous votre adresse e-mail.

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