Lire avec les oreilles (2/3) : The Roots - Undun
Racontée à l'envers, l'histoire de la mort d'un jeune américain, entraîné dans le crime par son environnement. Sublime.
Pour leur treizième album, le groupe de hip hop américain The Roots a choisi de raconter la vie et la mort de Redford Stephens, un jeune décrit par Questlove (le batteur du groupe) comme "le prototype du gamin des villes : jeune, talentueux et noir". L'histoire est structurée en sens inverse : les premiers mots de l'album sont les derniers qui traversent la conscience du héros, qui a depuis longtemps (et donc, dans plusieurs morceaux) compris le destin qui lui était réservé. L'ensemble de l'album, dans une fresque qui m'a franchement transporté, raconte comment Redford a été la victime d'un déterminisme morbide. J'ai le sentiment que l'ensemble du projet vise à illustrer ce vers : "It just as easily coulda been me instead of ya" ("Ça aurait aussi moi aussi bien que toi").
Cette chronique fait partie de la série Lire avec les oreilles, qui aborde des oeuvres musicales sur le plan littéraire.
Lire le premier épisode : A State of Mind - The Jade Amulet.
Lire le troisième épisode : Gaël Faye - Pili pili sur un croissant au beurre.
La chronique de Juin s'intéressera à La guerre du faux de Umberto Eco.
Une prose sublime et loin des clichés
La semaine dernière, je vous ai proposé un article sur The Jade Amulet de ASM, car l'album racontait une épopée épique et envoûtante. undun est, de son côté, beaucoup moins narratif, et bien plus philosophique et engagé. Il n'y a pas de narration en tant que tel, mais des fragments de réflexions, de pensées, de prises de consciences capturées sur le vif. La mort de Redford n'est donc pas racontée directement, pas plus que les circonstances exactes qui l'y ont amené : le personnage fictif peut donc être perçu comme une allégorie de tous ceux qui ont commencé leur vie dans des conditions défavorables, et qui ont suivi le chemin de Redford. En cela, undun est très différent de l'excellent A prince among thieves de Prince Paul, qui relate une histoire assez similaire dans le détail, mais beaucoup moins efficacement à mon goût.
L'album nécessite un travail d'interprétation constant, du fait même de sa structure : la narration est dévoilée fragment par fragment, chaque morceau est comme une pierre à ajouter à la tombe de Redford, comme un mot prononcé par son entourage lors de son enterrement, qui dévoile à chaque fois un peu plus la personnalité du personnage.
L'herméneute qui se penche sur le texte commence à se gratter les cheveux dès le premier vers, "To catch a thief who stole the soul I prayed to keep" [Attraper un voleur qui a volé l'âme que j'ai prié pour garder]. Outre l'attention donnée aux sonorités qui rend la phrase superbe à écouter, outre la référence à Hitchcock (To catch a thief, que vous connaissez sans doute sous le titre de La main au collet), il faut se demander si Redford nous demande de retrouver celui qui lui a volé son âme, ou si c'est Black Thought (le rappeur principal de l'album et du groupe) qui nous indique que nous allons suivre la vie du voleur qu'est Redford.
Un commentaire sur le site Genius proposait de voir dans "I've lost a lot of sleep to dreams" un parallèle avec le mythique monologue d'Hamlet : "To be or not to be : that is the question [...] To die, to sleep ; / To sleep : perchance, to dream" [Être ou ne pas être, telle est la question [...] Mourir, dormir ; / Dormir ; peut être, rêver]. Les deux oeuvres partagent en effet une réflexion sur le libre arbitre et le déterminisme, et je pense qu'une lecture comparative est assez pertinente. Elle l'est d'ailleurs d'autant plus au vu du niveau d'écriture des textes, tout particulièrement ceux de Black Thought :
I never hope for the best, I wish a nigga would
Turn around and walk away, I wish a nigga could
Listen to my instincts and say fuck the rest
But once you've had the best better ain't as good (extrait de On Time)
Je n'espère jamais le meilleur, j'aimerais qu'un négro* puisse
Faire demi tour et s'en aller, j'aimerais qu'un négro* puisse
Ecouter mon instinct et envoyer le reste se faire foutre,
Parce que quand t'as le meilleur, mieux c'est pas si fantastique
*après quelques recherches, il semble que "négro" soit la meilleure
traduction à nigga ; je ne m'approprie pas ce vocable, mais je le restitue par souci d'authenticité
Fait et défait : se réveiller du rêve américain
L'album commence une introduction musicale nommée "Dun", autrement dit "Done", soit "Fait" : Redford en est fait avec sa vie, il en a fini avec toutes ces galères et toutes ces souffrances.
La critique vis-à-vis de la société est, disons-le gentiment, un thème assez récurrent dans le rap game. Ce qu'undun a de particulier - ce qu'il fait de mieux que les autres, à mon goût - c'est qu'il met l'emphase sur un personnage, qu'il se concentre sur un cas précis, pour nous montrer comment le rêve américain est vendu aux miséreux, pour mieux leur être retiré ensuite. Certains rappeurs se gorgent du fait d'être arrivés en haut de l'échelle sociale ("Started from the bottom, now we're here", philosophe ce cher Drake) ; The Roots, eux, constatent à quel point l'ascenseur social est inaccessible : "To make it to the bottom / Such a high climb" [Pour arriver en haut / L'escalade est si difficile].
Man, I guess if I was ever lucky it was one time
Then I went missing looking for the sublime
Mec, je crois que si j'ai eu de la chance c'était juste une fois,
Et après j'ai disparu, à la recherche du sublime
J'aimerais à présent attirer votre attention sur la notion de sublime, telle qu'elle a été définie entre autres par Edmund Burke : il s'agit de quelque chose magnifique et effrayant à la fois ; c'est une idée centrale à la mentalité américaine, décrivant tout particulièrement le sentiment des premiers colons lorsqu'ils ont découvert les grands paysages américains. Qu'est-ce que cela nous apprend ? Entre autres, que Redford ne renie pas les valeurs américaines ; au contraire, elles sont profondément ancrées en lui, bien qu'elles soient autant ses chimères que ses chaînes.
Ce qu'expriment les textes, c'est ce sentiment d'être rejeté par la société, et ce n'est pas un rejet de la société. undun n'exprime pas la haine, mais le désespoir ; et je pense que The Roots a évité ici une belle embûche, celle de faire un rap "social" qui ne soit finalement qu'un manifeste de haine irrecevable. C'est précisément ce que décrit Dice Raw dans Lighthouse [Phare] :
And no one's in the lighthouse
You're face down in the ocean [...]
And it may feel like there's no one there
That cares if you drown
Face down in the ocean
Et il n'y a personne dans le phare,
Tu as la tête plongée dans l'océan [...]
Et on a l'impression qu'il n'y a personne
Qui se soucie que tu te noies
La tête plongée dans l'océan
Le Bronx, bonne illustration du sublime ?
On peut aussi relever cette phrase qui caractérise le destin de Redford : "Another hopeless story, never read it all" [Une autre histoire sans histoire, je n'en ai jamais lu aucune] : le plus affolant, c'est que les principaux concernés eux-mêmes entrent dans ce cercle vicieux de l'abandon.
Changer de point de vue
En somme, ce que la finesse d'undun apporte à la contestation sociale, c'est de permettre une empathie terrible pour ce pauvre Redford. The Roots a trouvé une manière sublime de faire passer le message, au travers de cet album conceptuel magnifiquement réussi dont on ne peut que ressortir bouleversé. Dans Stomp, Redford explique que le crime qu'il a commis n'est que la conséquence de la loi du plus fort :
Was this a matter of flesh and blood
Yes it was
Does it matter who win and lose
Yes it does
Etait-ce une question de vie ou de mort
Oui, ça l'était
Est-ce que ça compte, qui gagne ou perd
Oui, ça compte.
En retour, ce qui explique la mort de Redford, c'est la loi du Talion (oeil pour oeil, dent pour dent). Autrement dit, undun nous donne à voir une société primitive et violente : c'est ainsi que The Roots perçoivent les Etats-Unis aujourd'hui.
Maintenant, vous pouvez écouter l'album sur YouTube, et en même temps lire les paroles sur Genius. Et n'oubliez pas de faire un tour sur mon Tipee si vous avez aimé cette chronique ! Et n'oubliez pas samedi prochain, la dernière chronique de la série Lire avec les oreilles.