Junichiro Tanizaki : Éloge de l'ombre
Un traité majeur sur l'esthétique japonaise
L'auteur
Junichiro Tanizaki est un homme de lettres japonais né en 1886 et mort en 1965. Ecrivain prolifique, il témoigne au travers de ses oeuvres de la transition du Japon vers la modernité, vers laquelle il a été attiré avant de se dresser en défenseur de la culture traditionnelle japonaise. Parmi ses écrits principaux figurent Eloge de l'ombre (1933) mais aussi Svatiska (1928) et The Makioka Sisters (1949, non traduit en français).
Un traité esthétique majeur
Eloge de l'ombre (1933) est un texte écrit, de l'aveu de son auteur, à "un âge où l'on se met à imiter le parler sentencieux des vieillards". Cette remarque a son importance pour comprendre certaines positions de Tanizaki durant l'essai : si l'auteur a écrit un traité capital pour comprendre l'esthétique japonaise, il faut admettre qu'il s'agit aussi de la limite du texte, et ne pas s'en servir comme un précis d'histoire pour comprendre l'essentiel de la transition vers la modernité du Japon.
Dans l'émission Une vie, une oeuvre : Junichiro Tanizaki, l'emprise des sens (France Culture, 15/12/2012), une intervenante signale à juste titre que dans le texte, "tout ce qui est réflexif est assez mauvais".
Ceci en tête, nous pouvons commencer.
Écrit avec beaucoup de légèreté et d'humour, Eloge de l'ombre se propose de donner une définition japonaise du beau, en comparant la manière dont est considérée l'ombre dans les deux cultures que Tanizaki connait bien. Je vous offre un brin de teaser avec cette citation que je vais essayer par la suite de vous faire comprendre : "Je crois que le beau n'est pas une substance en soi, mais rien qu'un dessin d'ombres, qu'un jeu de clair obscur produit par la juxtaposition de substances diverses". A présent, on embarque pour une lecture filée du texte.
Du progrès au Japon
Après nous avoir expliqué comment construire une maison, et le bénéfice des toilettes traditionnelles japonaises, Tanizaki s'attarde sur l'idée que si l'inventeur du stylo avait été japonais, il n'y aurait pas eu un tel engouement des japonais pour le stylo (considéré comme objet Occidental, donc curieux, donc intéressant) : "la forme même d'un outil d'apparence insignifiante pouvait avoir des conséquences à l'infini". A propos de ce type de relation de causalité, je vous incite à aller voir ce qu'en dit Terry Pratchett, qui nous explique pourquoi ce n'est pas vrai, que si on écrasait un papillon des millions d'années auparavant, notre monde actuel serait tout de même à peu près exactement similaire.
Dans le même ordre d'idée, Tanizaki pense que le cinéma japonais, différent de l'américain par l'utilisation des ombres et des contrastes, aurait gagné à employer des caméras inventées par des Japonais, "mieux adaptée à la couleur de notre peau" et donc à leur culture. Tanizaki développe en effet toute une théorie assez fumeuse (c'est là qu'il faut voir ses limites, je pense) sur la relation entre la blancheur imparfaite de la peau des Japonais, sous laquelle se cache toujours une trace de coloration, avec la blancheur immaculée des dames Occidentales. Pourquoi pas. Mais, enfin, parce que. Quand même.
Plus fondamentalement et plus sérieusement, ces exemples nous permettent de comprendre que Tanizaki se propose de déterminer "dans quelle mesure nous [japonais] sommes désavantagés par rapport aux Occidentaux". Il constate par exemple qu'à l'inverse de l'Occident qui a connu la révolution industrielle, le Japon, qui fut si glorieux, a fait très peu de progrès au cours des derniers siècles - même si "la direction que nous avions prise correspondait à celle de notre nature propre". Il faut comprendre en cela que l'évolution du Japon (ou sa quasi-stagnation, selon Tanizaki, ce qui n'est pas tellement vrai) n'est pas la conséquence d'un manque, mais simplement d'un état de nature, d'une différence culturelle : "nous autres, Orientaux, nous cherchons à nous accommoder des limites qui nous sont imposées" tandis que les Occidentaux sont "toujours à l'affût du progrès".
Petite pause pour vous reposer la tête
Le beau de Tanizaki
Pour l'auteur, la particularité esthétique propre à l'art japonais consiste en un travail de la densité de l'ombre, de ce qui n'est pas dévoilé. C'est "une certaine retenue" qui rend charmante leur musique, et qui est perdue lorsqu'enregistrée et amplifiée ; dans l'art oratoire, "nous évitons les éclats de voix, nous cultivons l'ellipse", en plus de donner une importance aux pauses qui sont détruites dans les enregistrements mécaniques des discours.
"D'une manière plus générale, la vue d'un objet brillant nous procure un certain malaise. [...] Comparé au cristal du Japon, celui du Chili pèche par excès de pureté et de limpidité". Ainsi, l'usure et la salissure ont une valeur esthétique, notamment dans le domaine des couverts de table : "Nous en sommes venus à tenir les laques pour rustiques et dépourvus d'élégance ; mais la faute n'en serait-elle pas simplement à la clarté dispensée par les nouveaux moyens d'éclairage ? [...] on peut dire que l'obscurité est la condition indispensable pour apprécier la beauté d'un laque".
Des laques décorés d'or peuvent paraître tapageurs (oui, dans ce cas, on dit "un laque", j'ai vérifié) s'ils sont éclairés avec de l'électricité (entendre : à l'Occidentale) ; mais plongés dans l'obscurité, ils prennent de la "profondeur, de la densité et de la sobriété". "Car un laque décoré à la poudre d'or n'est pas fait pour être embrassé d'un seul coup d'oeil dans un endroit illuminé, mais pour être deviné dans un lieu obscur, dans une lueur diffuse [...] de telle sorte que [...] il suscite des résonances inexprimables". Première clef pour comprendre l'idéal du beau selon Tanizaki : il doit être deviné. En somme, le beau n'est pas contenu dans l'objet, mais créé dans une relation entre le sujet et l'objet.
De même, Tanizaki constate que les toits des bâtiments japonais ont pour vocation de créer de l'ombre, alors qu'en Occident on cherche à laisser passer le plus de lumière possible. L'origine en est qu'il n'y avait pas de verre pour se protéger de la pluie donc le toit devait protéger ; ce qui est intéressant ici c'est que Tanizaki considère le beau comme "une sublimation des réalités de la vie" (je l'écris en orange parce que ça me semble hyper important), et que c'est donc le fait d'avoir su accepter et faire sienne la pénombre imposée, qui en fait aussi une vertu esthétique.
Il évoque ensuite les toko no ma, des renfoncements dans la pièce décorés par une peinture ou un objet ; plongés dans la pénombre, ils créent une harmonie qui ne peut être imaginée si la pièce est parfaitement éclairée. Et "la clé du mystère" est "la magie de l'ombre" (pas d'ombre, pas d'intérêt).
De même, dans la pénombre, l'or joue un rôle différent que dans la lumière : ce n'est pas un luxe kitsch, mais le métal le plus à même de refléter la lumière sans perdre de son éclat au fur et à mesure du temps (ce qui permet de comprendre pourquoi les statues bouddhas sont plaquées en or, par exemple). Il en va de même pour les vêtements : dans l'ombre, "l'on est forcé d'admirer l'harmonie que forment la peau ridée des vieux moines, le scintillement des lampes devant les statues des bouddhas, la texture de ces brocarts".
Enfin, pour les acteurs de nô (et pas de kabuki), le fait que le costume masque une majeure partie de leur corps rend les éléments visibles d'autant plus sensuels ; il doit donc être joué dans un endroit obscur, pas dans une salle moderne. Quand, pour les auteurs Occidentaux, la naissance de la poitrine constitue le summum de l'érotisme, il faut savoir que pour les Japonais, c'est le dévoilement de la nuque qui provoque un émoi certain - dans son essai sur Yukio Mishima, Marguerite Yourcenar note en effet combien la nudité pouvait être banale au Japon, tandis que lorsqu'elle est couverte, c'est l'art de la suggestion (ce qui est le propre de l'érotisme) qui fascine et excite l'imagination. Au bunraku (le théâtre de poupées), "les poupées féminines ne sont rien d'autre qu'une tête et des mains" ; et "j'estime que ce procédé est très proche de la vérité [...] car les femmes d'autrefois n'avaient d'existence réelle qu'au dessus du col et au bout des manches".
Créer le beau
Tanizaki propose une explication d'un ancien poème :
Des branchages / assemblez et nouez / voici une hutte / dénouez-les vous aurez / la plaine comme avant.
"Je crois que le beau n'est pas une substance en soi, mais rien qu'un dessin d'ombres, qu'un jeu de clair obscur produit par la juxtaposition de substances diverses".
(Remarquons que dans ce cas, je me demande si l'on peut considérer une montagne, ou un arbre, en plein soleil, comme étant des choses belles ; peut-être que Tanizaki ne se penche que sur les créations humaines, ce n'est pas clairement établi).
Toujours est-il que dans la pensée moderne, "nous oublions ce qui est invisible. Nous tenons pour inexistant ce qui ne se voit point". Il a donc cette très belle phrase à propos du torse plat des femmes japonaises, toujours caché derrière plusieurs épaisseurs de tissu : "Celui qui voudrait à tout prix voir cette laideur ne réussirait qu'à détruire toute beauté".
En somme, il me semble important de retenir deux choses. La première est que la beauté provient d'un dévoilement progressif de l'objet, en gardant certaines parties de mystère. La seconde, c'est que ce dévoilement implique aussi un travail de l'observateur ; ainsi, il n'y a pas de chose belle en soi (prends ça, Kant), mais c'est l'interaction subtile et idéale entre sujet et objet qui créent la beauté.
Si l'on entre très rapidement dans le domaine des idées, il est assez intéressant de constater que ce clivage témoigne d'une dichotomie assez séculaire entre les cultures orientale et occidentale : depuis les Grecs (jusqu'aux années 1960 en France, pourrait-on dire), nous considérons qu'il existe d'une part un objet (moi, ou votre ordinateur), et d'autre par un sujet (vous qui me lisez). Dans la pensée asiatique (ou dans ce que j'en ai lu, du moins), la réalité n'existe qu'en tant qu'interaction entre le sujet et l'objet.
Voilà, la parenthèse pensée est refermée. Si cela vous intéresse, je vous invite à aller jeter un coup d'oeil du côté de la fiche sur la métaphysique de la Qualité de Robert M. Pirsig. Et maintenant que vous savez apprécier la beauté japonaise, vous pouvez vous plonger dans la lecture des livres déjà abordés sur Curabooks ! (ou arrêter de lire des textes ennuyants et continuer de scroller sur facebook, c'est bien aussi).
D'autres livres japonais à découvrir sur Curabooks
- Yukio Mishima, Confessios d'un masque
- Yukio Mishima, Le pavillon d'or
- Natsume Sôseki, Oreiller d'herbe
- Natsume Sôseki, Rafales d'automne
- Natsume Sôseki, Choses dont je me souviens
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