Johan Huizinga : Homo Ludens

15/09/2018

Une analyse de la société à l'aune du jeu

L'auteur

 Johan Huizinga est un historien et érudit néerlandais, né en 1872 et mort en 1945. Il est particulièrement connu pour deux essais. Dans L'Automne du Moyen Âge (1919), il développe une vision de la fin du Moyen Âge comme une période pessimiste et décadente, à rebours de l'opinion commune qui la considère comme une Renaissance. Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu (1938) est son autre texte majeur, qui fonde une grande partie des bases des études sur le jeu. 

Je tiens à préciser que cet article est une fiche de lecture : je ne fais pas un commentaire de l'oeuvre, mais j'espère vous en proposer un résumé pertinent et succint. Je laisse la parole à Huizinga lui-même autant que possible, pour vous proposer un accès au texte et vous laisser libre d'interpréter. 

Nature et fonction du jeu

La première phrase du texte résume la thèse principale de l'essai de Huizinga : "Le jeu est plus ancien que la culture", à rebours de l'opinion dominante selon laquelle tout devient jeu une fois que c'est rendu inutile (j'utilise un arc ; je n'en ai plus besoin ; les enfants peuvent s'amuser avec mon arc). C'est la thèse novatrice de Huizinga, à partir de laquelle il développe les points les plus intéressants de cette réflexion. Mais pour bien comprendre de ce dont nous parlons, il me semble nécessaire de suivre le cheminement de l'auteur et de s'attacher à définir la nature - et la fonction - du jeu.

Huizinga justifie cette première affirmation en constatant que la culture suppose l'existence d'une "société humaine", or "les animaux n'ont pas attendu l'arrivée de l'homme pour qu'il leur apprît à jouer". Il précise même : "les animaux jouent exactement comme les hommes" : entre deux chiens qui jouent, "il se convient mutuellement au jeu, par une sorte de sorte de rite, des attitudes et des gestes. Ils respectent la règle qui défend de mordre l'oreille à un compagnon. Ils affectent une terrible colère. Et surtout : dans tout cela, ils éprouvent manifestement un haut degré de plaisir ou d'amusement".

"Toutes [les explications avancées à propos de la nature du jeu] ont un point de départ commun : l'hypothèse que le jeu se produit en fonction d'autre chose, qu'il répond à certaines fins biologiques". Ce avec quoi Huizinga entre en désaccord : "Le jeu est une fonction riche de sens", et pas seulement un acte biologique : "Tout jeu signifie quelque chose".

"Tout jeu est d'abord et avant toute une action libre. Le jeu commandé n'est plus du jeu." De par son aspect superflu (l'homme adulte peut à tout moment choisir de supprimer le jeu, sans conséquence), on peut aussi affirmer que "[le jeu] est libre, [le jeu] est liberté".

Le jeu commence et finit, mais il a comme "caractéristique essentielle" la "possibilité de répétition" (pensez aux Jeux Olympiques ou à la coupe du monde). Il est localement circonscrit - pensez à deux enfants qui jouent : l'une de leurs priorités sera de définir l'air de jeu, entre tel arbre et tel banc. Le jeu nécessite ensuite des règles : il "crée de l'ordre, il est l'ordre", "il réalise, dans l'imperfection du monde et la confusion de la vie, une perfection temporaire et limitée".

Le jeu est aussi un instrument de sociabilité : "la communauté joueuse accuse une tendance générale à la permanence, même une fois le jeu terminé. Non que le moindre jeu de billes ou la moindre partie de bridge conduise à la formation de clubs. Toutefois, le sentiment de vivre ensemble dans l'exception, de partager ensemble une chose importante, de se séparer ensemble des autres et de se soustraire aux normes générales exerce sa séduction au-delà de la durée du seul jeu. Le club appartient au jeu comme le chapeau au chef."

Pour résumer tous les points précédents : "Sous l'angle de la forme, on peut donc, en bref, définir le jeu comme une action libre, sentie comme "fictive" et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d'absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité ; qui s'accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données, et suscite dans la vie des relations de groupes s'entourant volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis du monde habituel".

Enfin, si l'on s'intéresse à la fonction de plus près, deux aspects essentiels se dégagent : "le jeu est une lutte pour quelque chose, ou une représentation de quelque chose". (Pour Huizinga), le jeu sacré (rites, cérémonies, etc) ne diffère qu'en degré du jeu des animaux ; mais "Dans son essence, ce jeu n'est autre chose qu'une forme supérieure du jeu foncièrement équivalent des enfants ou même des animaux".

Notion de jeu dans la langue

 Un détour par l'étymologie s'impose, car, selon Bolkestein, quand nous parlons de "jeux olympiques", nous reprenons "inconsciemment un terme latin qui traduit le jugement d'appréciation porté par les Romains sur les compétitions ainsi définies, jugement qui diffère du tout au tout de l'interprétation grecque". Plusieurs termes en Grec existent pour pour parler de jeu ; l'un d'eux est un suffixe qui s'ajoute à des activités sérieuses pour désigner leur déclinaison ludique faite par des enfants ; l'autre, qui intéresse plus précisément Huizinga, est agôn. L'agôn désigne toute forme de compétition, de joute, de tentative de domination de l'un sur l'autre.

 Huizinga propose ensuite une analyse du mot dans différentes langues de familles différentes, et explore les désinances jusqu'au Japon : "l'extraordinaire gravité de l'idéal de vie japonais se déguise sous la fiction que tout cela n'est que pur jeu. Semblable à la chevalerie du moyen âge chrétien, le bushido japonais se déroule entièrement dans la sphère du jeu, est consigné sous des formes ludiques. [...] Les classes supérieures sont supposées jouer dans leurs moindres actes. La forme courtoise pour : vous arrivez à Tokyo, se traduit littéralement par : vous jouez votre arrivée à Tokyo"." 

Le jeu et la compétition comme fonction créatrice de la culture

"La culture naît sous forme de jeu, la culture, à l'origine, est jouée". Nous y revoilà. Il faut dire que l'idée revient comme une obsession dans l'essai. Mais "d'ordinaire, la culture repousse peu à peu l'élément ludique à l'arrière-plan. Pour une grande part souvent, cet élément se trouve absorbé dans la sphère sacrée, il s'est cristallisé en sagesse et en poésie, dans la vie juridique, dans les formes de la vie politique". L'idée demeure que le jeu existait avant la sagesse, qui ne serait qu'une forme de sédimentation du jeu.

"L'issue d'un jeu ou d'un concours n'a d'importance que pour ceux qui entrent dans la sphère du jeu, comme joueurs ou spectateurs (sur les lieux, par radio ou autrement) et ont accepté ses règles." "Il « y va de quelque chose » : cette expression indique, de la façon la plus précise, l'essence du jeu. Aussi bien, ce « quelque chose » n'est pas le résultat matériel de l'action ludique, par exemple l'arrivée de la balle au but, mais le fait idéal de la réussite ou de l'aboutissement du jeu. Cette réussite appaise le joueur, qui persévère plus ou moins longtemps. Ceci est déjà vrai du jeu sans partenaire." Il demeure toutefois un élément qui lie la sphère du jeu avec le monde réel : "un point est essentiel dans tous les jeux : la réussite permet au vainqueur d'assurer sa réputation vis-à-vis d'autrui". Rappelons aussi que "le jeu suppose un enjeu. Celui-ci peut avoir une valeur symbolique ou matérielle, ou encore purement abstraite." Mais une question se pose alors.

"Qu'est-ce que gagner ? Et que gagne-t-on ? Gagner, c'est « manifester sa supériorité » à l'issue d'un jeu. Toutefois, la validité de cette supériorité bien établie a tendance à prendre l'apparence d'une supériorité en général. Et par là, le fait de gagner dépasse le jeu en soi." Huizinga aborde ici le terrain de recherche propre à la sociologie ou à l'ethnologie, et examine le comportement des groupes comme de l'individu au sein du groupe. "Le succès qui [est remporté au jeu] est, dans une large mesure, transmissible de l'individu au groupe." "L'instinct agonal ne comporte pas au premier chef de désir de puissance ni de volonté dominatrice. L'impulsion primaire est de surpasser les autres, d'être le premier, et d'être honoré." "Depuis la vie enfantine jusqu'aux activités suprêmes de la culture, le désir d'être loué ou honoré pour sa supériorité agit comme l'un des ressorts les plus puissants du perfectionnement individuel ou collectif."

"La notion de la compétition considérée comme un élément essentiel de la vie sociale est depuis longtemps liée à notre conception de la civilisation hellénique." (Je vous rappelle que Huizinga continue de tourner autour du concept d'agon, "une abolition de toute la gravité de la vie, de la pensée et de l'action, une indifférence vis-à-vis de toute norme étrangère, une dissipation en vue d'un but unique : triompher", qui serait propre à la civilisation grecque selon certains ; Huizinga rapporte même que plusieurs civilisations orientales l'auraient fermement rejeté lorsqu'on a essayé de l'y exporter).

 L'agon est issu d'une transition "d'un jeu de compétition aboutissant à la culture". "Tous les domaines, mystique et magique, héroïque et musical, logique et plastique trouvent dans le jeu noble forme et expression. La culture ne naît pas en tant que jeu, ni du jeu, mais dans le jeu." "L'explication immédiate de cette identité, on la trouve dans la nature même de l'homme, aspirant toujours à l'élévation ... La fonction innée, où l'homme réalise cette aspiration, est le jeu". 

Jeu et poésie

Huizinga examine ensuite le jeu dans différentes sphères : dans le droit, la guerre, la sagesse, la poésie, l'art et la philosophie. Pour condenser la fiche, je ne m'intéresse qu'à son chapitre sur la poésie - qui, je pense, vous intéressera plus particulièrement. La thèse de Huizinga, toujours la même (tout découle du jeu), s'applique aussi à la poésie - et c'est ce qui m'a profondément étonné.

"La poièsis est une fonction ludique. Elle se situe dans un espace ludique de l'esprit, dans un univers propre que l'esprit se crée, où les choses revêtent un autre aspect que dans la "vie courante", et sont reliées entre elles par des liens différents de ceux de la logique." "Toute poésie primitive est à la fois et simultanément : culte, divertissement, solennel, jeu de société, savoir-faire, énigme ou solution d'énigme, enseignement de la sagesse, persuasion, sorcellerie, divination, prophétie et compétition".

Partant de ce postulat, on peut considérer "la poésie en tant qu'expression verbale du jeu, toujours répété, de séduction et de dérobades des jeunes gens et des jeunes filles, et consistant en une compétition de virtuosité dans la répartie railleuse est, à coup sûr, aussi primitif en soi que la pure fonction sacrée de la poésie". Pour Huizinga, la poésie que l'on connait s'est développée en marge d'autres rites (religieux) ou jeux (olympiques et autres), et il s'agissait d'une sorte de pugilat verbal où il fallait se montrer habile à manier le vers. La métrique, les différents types de rimes mais aussi la capacité de créer une image qui étonne et interroge, voilà sur quoi étaient jugés les adversaires.

De la même manière, Huizinga voit le haïku comme "un jeu de chaînes de rimes déterminées par la première rime qu'il fallait poursuivre".

"Il est indéniable que toutes les activités de la composition poétique ressortissent à cette sphère du jeu : la division métrique ou rythmique du discours parlé ou chanté, l'accent efficace de la rime ou de l'assonance, le déguisement du sens, la construction subtile de la phrase." "Ce que le langage poétique opère au moyen des images est un jeu. Elle les ordonne en séries élégantes, elle y met des mystères, si bien que chaque jeu d'image répond à une énigme".

"Pratiquée comme une compétition, visant presque toujours à surpasser un adversaire, la poésie archaïque n'est guère dissociable du concours séculaire d'énigmes mystiques ou subtiles."

L'élément ludique de la culture contemporaine

Toutes ces considérations s'attachent surtout à explorer les premiers temps de notre civilisation ; qu'en est-il d'aujourd'hui ? Ce n'est pas Huizinga qui répondra à cette question : ayant cessé de réfléchir à la question depuis 1945, il a difficilement pu analyser l'engouement autour de la Coupe du Monde 2018. Voyons tout de même ce qu'il a à dire sur l'évolution du jeu jusqu'à 1945.

Le XIXè siècle aurait "perdu beaucoup des éléments du jeu qui avaient caractérisé tous les précédents" : "l'idéal d'érudition de l'humanisme n'était pas plus apte que l'idéal moraliste austère de la Réforme et de la contre-Réforme, à reconnaître au jeu et à l'exercice physique une grande valeur de culture."

Cependant, Huizinga assiste à l'essor du sport et en conclut que dans le XXè, "le sport n'a cessé d'étendre sa signification comme fonction sociale et d'attirer dans son domaine des terrains de plus en plus vastes". "A présent, la systématisation et la discipline toujours croissantes du jeu vont, à la longue, supprimer quelque chose de la pure teneur ludique. Le fait se manifeste dans la scission entre professionnels et amateurs. L'équipe de jeu distingue ceux pour qui le jeu n'est plus un jeu, et ceux qui, en dépit même de capacités supérieures, occupent une situation sociale inférieure vis-à-vis de vrais joueurs."

"Cette conception va droit à l'encontre de l'opinion publique courante qui considère le sport comme l'élément ludique par excellence de notre culture. En réalité, il a perdu le meilleur de sa teneur ludique. Le jeu est devenu plus sérieux, l'état d'âme ludique en a plus ou moins disparu. Chose intéressante, ce glissement vers le sérieux s'est produit également pour les jeux non athlétiques, en particulier pour ceux qui consistent exclusivement en opération rationnelles comme les échecs et certains jeux de carte."

Je vais à présent laisser les derniers morts à Huizinga : "De plus en plus, la conclusion s'impose que l'élément ludique de la culture, depuis le XVIIIè siècle où nous croyions le voir encore en plein épanouissement, a perdu sa signification sur presque tous les terrains qui lui étaient familiers. La culture moderne n'est plus guère "jouée", et là où elle donne cette impression, on triche. Entre temps, la distinction du jeu et du non-jeu dans les phénomène de civilisation devient toujours plus difficile, à mesure que l'on approche de l'époque contemporaine."

Note : j'écrirai bientôt une synthèse sur les ouvrages consacrés au jeu ; si vous souhaitez voir des points de vue ultérieurs sur le jeu, n'hésitez pas à surveiller les prochaines publications. En attendant, vous pouvez lire la critique du Jeu des perles de verre, de Herman Hesse. 

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