Hermann Hesse : Le Jeu des Perles de Verre
L'érudition comme ouverture vers l'autre
L'auteur
Herman Hesse est un homme de lettres et érudit allemand né en 1877 et mort en 1962. Il a obtenu plusieurs des prix littéraires les plus prestigieux, parmi lesquels le prix Nobel de littérature, en 1946, qui lui fut en grande partie attribué pour Le Jeu des Perles de Verre (1943). Il a également écrit Siddhartha (1922), Le Loup des Steppes (1927) et Narcisse et Goldmund (1930). Il était ami avec des figures majeures du monde des lettres, parmi lesquelles Thomas Mann et Bertolt Brecht, qu'il refusa de suivre dans leur exil lorsqu'ils quittèrent l'Allemagne où montait déjà le nazisme.
Province pédagogique
Le Jeu des Perles de Verre est considéré par la plupart des critiques comme l'oeuvre majeure de Hesse, qu'il a consacré plus de dix ans de sa vie à écrire. C'est, indéniablement, un livre extrêmement dense et inspirant, qui traduit l'utopie rêvée par Hesse, celle d'un monde érudit et porté par des valeurs humanistes.
Le roman se présente comme la biographie intellectuelle d'un érudit fictif, Joseph Valet, figure majeure de l'Ordre de Castalie. Castalie est une "province pédagogique" isolée du reste du monde, tolérée par les autres nations sans s'insérer dans le grand échiquier des guerres et des rivalités, un lieu de culture où l'on sème sans les récolter les esprits les plus brillants de l'époque, repérés dès leur plus jeune âge et formés avec rigueur aux arts de l'esprit. Certains de ces intellectuels deviendront des joueurs du jeu des perles de verre - c'est le moment de vous expliquer de quoi il en retourne.
Le jeu des perles de verre est une invention de Hesse, un jeu de société dont le but est de produire la plus belle construction mentale en utilisant les éléments les plus pertinents de la haute culture : faire correspondre les variations modales d'une suite de Bach avec le motif des créneaux d'une forteresse byzantine, trouver la correspondance entre une suite arithmétique et la gamme des couleurs utilisée dans les premières années de la peinture de Michel-Ange. L'idée est de chercher dans ces correspondances l'harmonie du monde, éclairée par la culture - on y perçoit la vision d'une unité cosmique proche de celle envisagée par Paul Claudel. Hesse décrit ainsi le projet du jeu :
"Qu'adviendrait-il si, un jour, la science, le sens du beau et celui du bien se fondaient en un concert harmonieux ? Qu'arriverait-il si cette synthèse devenait un merveilleux instrument de travail, une nouvelle algèbre, une chimie spirituelle, qui permettrait de combiner, par exemple, des lois astronomiques avec une phrase de Bach et un verset de la Bible, pour en déduire de nouvelles notions qui serviraient à leur tour de tremplin à d'autres opérations de l'esprit ?".
La prétention des joueurs n'est pas d'accéder à un savoir universel, mais d'être le plus érudit possible dans certains domaines.
Le roman narre la formation de Joseph Valet (un nom en écho au roman de Goethe, Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister (Maître/Valet)), et, suivant les différentes étapes de sa vie, donne à voir les multiples aspects de la vie et de l'organisation très hiérarchique de la province de Castalie. Valet est l'exemple idéal puisqu'il connaîtra non seulement toutes les ramifications de l'Ordre, mais sera aussi un point de contact avec l'extérieur, où il est envoyé en mission, parmi le monde inculte que le manque de connaissances fait plonger dans l'obscurantisme et la violence.
Vous l'aurez assez vite compris, Castalie est perçue par Hesse comme un remède à la montée des totalitarismes qui sévit à son époque, et, dans une vision très humaniste (Erasme n'aurait pas trouvé matière à critiquer, j'en mets ma main au feu), suggère que le meilleur moyen d'apporter la paix et le bonheur à tous reste l'éveil de l'esprit grâce à la culture - il faudrait même dire, grâce à l'érudition. Les premières pages du livre sont consacrées à une attaque violente contre "l'ère des éditorialistes" et des "pages de variété", où l'on fait passer pour de la culture ce qui n'en est pas - tel homme de lettres a dit ceci, telle érudite a fait cela.
L'érudition comme ouverture
Joseph Valet reçoit diverses formations qui lui permettent de se spécialiser dans plusieurs domaines ; étant donné que Hesse entendait nous présenter le parcours exemplaire de l'érudit idéal, je pense qu'il est intéressant de s'attarder sur ces étapes formatrices. Quels sont, selon l'auteur, les piliers qui font de son personnage un modèle à suivre ?
Valet est tout d'abord repéré pour ses dons pour la la musique ; une fois rejointe la province de Castalie, il étudie de nombreuses disciplines, et gagne une connaissance approfondie de divers sujets. Il arrive alors un moment où il tombe dans un intellectualisme pur, et où son maître lui explique qu'il doit aussi s'adonner à la méditation et prendre soin de son corps :
"Plus un travail nous absorbe profondément et tantôt nous excite et nous stimule, tantôt nous fatigue et nous abat, plus il peut arriver facilement que nous négligions cette source, de même qu'on est aisément enclin à négliger de soigner son corps quand on est plongé dans un travail intellectuel".
Il s'initie ensuite à la sagesse chinoise, en particulier au confucianisme et au taoïsme (qui sont fondamentalement différents, je vous explique pourquoi ici) ; il étudie la philosophie de Tchouang Tseu et le Yi King, le livre des mutations chinois. Aussitôt qu'il a rejoint l'Ordre, Valet est envoyé dans un monastère bénédictin où il découvre le père Jacobus, un historien érudit qui lui enseigne l'histoire et ce qu'on appellerait aujourd'hui les relations internationales. Peter Roberts pointe aussi l'importance du dialogue dans la formation de Valet, dans un article qui mérite la peine d'être lu.
Les valeurs fondamentales que l'on peut inférer de ce parcours sont donc les suivantes : une éducation multiple et approfondie, notamment des Arts (par l'intermédiaire de la musique) ; une connaissance d'autres points de vue, en particulier les apports des sagesses orientales (qui sont bien moins académiques et intellectualisantes que les philosophes allemands du type Kant ou Heidegger) ; ensuite, l'Histoire, c'est-à-dire une compréhension du monde extérieur ; enfin, une hygiène de vie qui inclut méditation et activités sportives. Hermann Hesse décrit là une hygiène de vie fantasmée, exactement de la même manière que Rabelais imagine l'éducation (humaniste) de Gargantua (qui est instruit en "telle discipline qu'il ne perdait heure du jour").
Hesse a également sa théorie sur la manière dont devrait être apporté cet enseignement :
"Un Maître du Jeu ou un professeur dont le premier souci serait de savoir, lui aussi, s'il approche suffisamment du "sens le plus profond", serait un bien mauvais professeur. Pour ma part, j'avoue franchement que, de ma vie, je n'ai jamais dit à mes élèves un seul mot sur le "sens" de la musique ; s'il y en a un, il n'a pas besoin de moi. Par contre, j'ai toujours attaché beaucoup de prix à voir mes élèves compter bien exactement leurs croches et leurs doubles croches. Que tu deviennes professeur, savant, ou musicien, aie le respect du "sens", mais ne t'imagine pas qu'il s'enseigne. C'est en voulant enseigner ce "sens" que les philosophes de l'histoire ont gâché la moitié de l'histoire universelle, ouvert la porte à l'ère des pages de variétés et contribué à faire répandre une quantité de sang. Même si j'avais par exemple à initier des élèves à Homère ou aux tragiques grecs, je n'essaierais pas de leur suggérer que la poésie est une des formes phénoménales du divin, je m'efforcerais au contraire de la leur rendre accessible par la connaissance exacte des procédés de langage et de métrique qu'elle emploie".
Une union nécessaire
La séparation entre monde de la culture et monde concret travaille Hermann Hesse durant tout le roman : si Joseph Valet finit par choisir de vivre dans le monde concret, il n'en explique pas moins la beauté de la sagesse à son ancien camarade, Plinio Designori, lorsque tous deux sont des hommes âgés et respectés :
"Tu as de l'aversion contre la sérénité, probablement parce que la voie que tu as dû suivre était celle de la tristesse. A présent, toute espèce de clarté et de bonne humeur, en particulier les nôtres, te paraissent superficielles, enfantines, et lâches aussi ; tu y vois une évasion des épouvantes et des abîmes de la réalité dans un monde clair, bien ordonné, tout en formes et en formules, tout en abstractions et en surfaces lisses. [... Il est à Castalie des hommes] pour qui la sérénité n'est pas un jeu et un vernis, mais une chose grave et profonde. J'en ai connu un : c'était notre ancien Maître de la Musique [...]. Dans les dernières années de sa vie, cet homme possédait à tel point la vertu de la sérénité, qu'elle rayonnait de lui comme la lumière d'un soleil, qu'elle débordait sur tous, flot de bienveillance, de joie de vivre, de bonne humeur, de confiance et d'assurance, et que ses rayons se réfléchissaient chez tous ceux qui avaient recueilli son éclat avec gravité et s'en étaient laissé pénétrer. [...] Atteindre cette sérénité, c'est pour moi, c'est pour beaucoup d'hommes, le but suprême et le plus noble."
L'érudition est présentée comme une spiritualité, une manière d'être au monde qui n'enferme pas, mais ouvre sur l'autre, c'est ce qu'explique Valet dans les raisons qui l'ont poussé à quitter Castalie. Plus tard : "La divinité est en toi, pas dans les concepts et les livres. La vérité doit être vécue et non enseignée".
Failles
Si, dans l'ensemble, Le Jeu des Perles de Verre est un roman marquant et inspirant, riche en réflexions fertiles, il y a tout de même un certain nombre de points négatifs qu'il me semble important de soulever.
Les qualités littéraires de Hermann Hesse font, apparemment, l'objet d'un âpre débat au sein de la critique ; je me range du côté de ceux qui le considèrent meilleur essayiste que prosateur. Si son écriture est claire et utilement mise au service de sa pensée, elle est généralement assez plate et tend à se répéter. La structure narrative est assez malhabile, chaque élément étant arrangé dans le but évident de déployer un raisonnement ; on décèle vite le début, la fin et la raison de chaque épisode. Pour commencer une analyse sémiotique de l'oeuvre, tout n'est que signe qui aspire à être lu ; chaque élément vise à communiquer un message, et est maladroitement camouflé dans la trame de l'histoire.
Ajoutons à cela que la pensée de Hesse à elle aussi ses défauts - je vais me faire des ennemis.
Il faut commencer par pointer le premier : le livre a pour thème principal l'érudition, la connaissance ésotérique de sujets qu'il faut des années pour découvrir, critique la culture superficielle répandue dans la presse - et pourtant, pas un seule fois n'entre dans les détails d'une matière. Certes, là n'est pas le sujet ; mais il aurait été intéressant que Hesse ne fournisse pas qu'une enveloppe creuse dans laquelle pousse son rêve, qu'il ne fasse pas que mentionner le Yi King, mais qu'il développe les pistes que permet réellement la découverte assidue de l'ouvrage - un exemple aurait suffi. Deux autres faiblesses. La première est la présentation faite du système de Castalie : "Tous les étudiants, quels que soient leur origine et leur avenir, sont mis exactement sur le même pied ; la hiérarchie se fonde exclusivement sur les dispositions et les qualités d'esprit et de caractère des élèves." Hesse oublie ici que l'enseignement (surtout, tel qu'il le décrit) n'évalue pas que les "qualités d'esprit" de l'élève ; il évalue la qualité de quelqu'un à se fondre dans un modèle rigide, qui n'admet que peu de déviation - le modèle de Hesse est celui de l'érudition pure. Dernière critique, avant de finir par une louange : le but annoncé de l'oeuvre était de faire un essai de biographie intellectuelle, qui ne s'intéresse pas aux comportements de quelqu'un mais seulement à la formation de son esprit. L'art romanesque reprend très vite le pas sur cette ambition, et de nombreux épisodes relatés le sont pour le plaisir du lecteur, et pas pour la compréhension de l'esprit à proprement parler. Ceci ne serait pas un problème, si l'utopie de Hesse ne reposait pas sur un idéal d'intégrité et de discipline les plus stricts ("Sur les chemins faciles, on n'envoie que les faibles"). Il y a donc contradiction entre le fond et la forme.
Concluons tout de même par une remarque positive : un des exercices auxquels s'adonnent les étudiants de Castalie est la création de biographies fictives, dans un contexte et une époque qu'ils doivent être parfaitement capables de restituer - trois modèles agréables lire en sont donnés à la fin. Dans ce sens, la vie entière de Joseph Valet peut être lue comme un essai de biographie, par une mise en abîme assez amusante ; cela expliquerait peut-être pourquoi le personnage (Valet) manque autant de profondeur, est uniquement porté vers l'empathie, la connaissance et le partage, sans jamais commettre d'impair. Cette possibilité de lecture donne encore une dimension supplémentaire au livre, plaisante à imaginer.
Bonus, pour ceux qui ont eu le courage d'aller jusqu'au bout : vous pouvez jouer au jeu des perles de verre : https://www.ludism.org/gbgwiki/PlayableVariant.