Anthony Burgess : L'orange mécanique

18/06/2018

Quand la violence passe par le langage

L'auteur

  Anthony Burgess est un écrivain anglais né en 1917 et mort en 1993. Il est surtout connu pour avoir écrit L'orange mécanique (1962), le livre dont est tirée la célèbre et controversée adaptation de Stanley Kubrick (1971). Cependant, c'est aussi un artiste prolifique, qui a débuté en composant de la musique et n'a commencé pleinement sa carrière d'écrivain qu'après que des docteurs lui ont diagnostiqué une tumeur au cerveau qui lui laissait moins d'un an à vivre. En une année qu'il a dédiée complètement à l'écriture, il a écrit cinq romans (dont une première version de L'orange mécanique) ; puis, donnant tort aux médecins, il a pu continuer à écrire, et a en tout publié une cinquantaine d'oeuvres littéraires, du roman au théâtre en passant par des guides critiques pour lire James Joyce ou des réécritures de Shakespeare.

Ultraviolence

  Si le film de Kubrick fait aujourd'hui partie de la culture commune, il a malheureusement étouffé le livre dont il est tiré. Pourtant, la qualité du film tient moins à l'histoire qu'il raconte (fort intéressante au demeurant) qu'à l'extraordinaire jeu avec le langage auquel se livre l'auteur. Commençons par un rappel des faits.

  Anthony Burgess nous place, le temps de ce livre, entre les mains d'Alex, un narrateur qui n'a que quinze ans dans la première partie et dont nous devenons le confident. Il est à la tête d'un gang de quatre jeunes délinquants qui arpentent les rues d'une ville qui n'est pas explicitement nommée, dans un futur proche (Burgess disait situer l'action aux alentours des années 1970). Ces jeunes n'ont d'autre occupation, chaque soir, que de chercher qui aller racketter, tabasser, cambrioler ou violer, quand ce n'est faire tout cela à la fois. Alex est un acharné partisan de cette "ultra-violence" qui est presque pulsionnelle chez lui. Détail original et troublant : il connaît le même sentiment de félicité en rouant un vieillard de coups qu'en écoutant de la musique, du grand "Ludwig Von lui-même" et sa "glorieuse Neuvième". Une de ces scènes de violence décrit l'effraction des quatre jeunes dans la demeure d'un jeune couple, dont le mari, Alexander, est écrivain et travaille sur un texte intitulé L'orange mécanique, et dont la femme passe entre les mains malintentionnées des quatre de la bande. Alex finit tout de même par être arrêté, passé à tabac par les policiers, puis abusé et battu aussi par ses codétenus. Après deux ans de prison, il reçoit le traitement "Ludovico" (référence évidente à Ludwig Von Beethoven), à l'origine de la scène la plus fameuse du film : attaché à une chaise, des écarteurs dans les yeux pour le contraindre à voir, il est mis face à des films ultraviolents qui, associés à un produit injecté dans son corps, le rendent malade ; au bout de deux semaines, dès que lui vient une pensée liée à la violence, il est physiquement terrassé. Il est alors imposé de choisir toujours la bonté, d'être le bon samaritain par excellence, atteint de pulsions philanthropiques incontrôlables. Il est libéré, et sa réinsertion est chaotique, le rôle du bon bougre étant mal adapté à l'environnement violent dans lequel il évolue qui, de surcroît, ne considère pas qu'il a assez payé en prison pour ce qu'il a commis. Il parvient alors à être soigné, c'est-à-dire à retrouver son goût pour la violence et la musique. Mais, dans le dernier chapitre, le cycle se brise, d'une certaine manière, et il ne rêve plus de violence mais d'une femme avec laquelle fonder une famille, d'une vie adulte, en somme.

Pour s'intéresser à la genèse de l’œuvre un moment, il n'est pas inintéressant de signaler qu'en 1944, alors qu'Anthony Burgess était en service à Gibraltar, des cambrioleurs ont passé à tabac sa première femme, qui en a fait une fausse couche et ne s'en est jamais vraiment remise, mourant prématurément quelques années plus tard. Autre élément intéressant, le livre est né en cette fameuse année 1960, lorsque, de retour en Angleterre après six ans à l'étranger, l'auteur a appris qu'il ne lui restait plus qu'une année à vivre. Il s'est dédié à l'écriture et a pu, dans le même temps, constater l'émergence de violence entre les bandes de jeunes des Mods et des Rockers, ce qui fut sûrement une source d'inspiration pour lui.

Un jeu sans pareil avec le langage

  Venons-en aux particularités de la langue.

  Ce narrateur, qui se confie à nous, expose un monde violent et sans justice, occultant seulement parfois - et par souci manifeste de nous ménager - certains détails les plus affreux, ce narrateur, donc, s'exprime dans un argot en grande partie inventé par Burgess. Dans un article consacré au livre, Robert O. Evans estime que 3% des mots du livre sont d'origine étrangères ou inventés. Cet argot tire une grande partie de ses origines du Russe. Un des personnages du roman l'explique d'ailleurs ainsi : "Des bouts bizarres d'argot, mélangés avec un peu de langage gitan. Mais la plupart des racines sont Slaves. De la propagande. De la pénétration subliminale".

  J'ai jeté un oeil à la version française, et, malheureusement, l'effet produit en anglais n'est absolument pas restitué dans notre langue - les extraits que j'ai pu lire montraient une traduction extrêmement malhabile, même si je reconnais la difficulté de la tâche. En anglais (vous trouverez une citation plus bas), ce travail sur la langue force le lecteur, dès les premières pages, à se frotter à des mots inconnus et à déterminer leur sens soit à l'aide d'un dictionnaire russe - et encore -, soit en inférant leurs significations à partir du contexte. Burgess nous oblige ainsi à avoir un rapport au texte complètement différent et extrêmement intime, à travailler en permanence avec lui - une étude a d'ailleurs été conduite sur la faculté d'apprentissage des mots à partir de ce texte. Si ce travail n'est pas sans rappeler celui imposé par La Horde du Contrevent d'Alain Damasio, il prend ici des proportions différentes, étant donné le caractère ultraviolent du récit. Pour vous donner une idée, j'ai compris comment traduire "bouche" lorsque le narrateur parlait de donner des coups dans un endroit, et qu'ensuite du "red red kroovy" (sang) coulait en se mélangeant à quelques dents. Les mots sont extrêmement bien choisis la plupart du temps, donnant tantôt une sonorité slave au texte, tantôt une nouvelle dimension aux mots : quand "travailler" devient "to rabbit", on y perçoit, outre une déformation du mot Russe qui sonne à peu près pareil, l'action frénétique du lapin encagé, mais aussi la transformation possible en "robot". En se penchant sur tous les mots du texte, on découvre aussi, par exemple, qu'Alex est celui qui est a-lex, hors de la loi.

  De la même manière que nous sommes obligés d'adapter notre vocabulaire pour lire du Shakespeare ou du Molière, dont certains mots relèvent soit de l'argot, soit d'une langue désuète, il semblerait que Burgess ait voulu nous forcer (presque artificiellement) à nous frotter contre la matérialité de la langue, son opacité parfois, ses approximations, pour faire naître directement du langage des images incroyablement puissantes.

L'orange mécanique, vue par Gotlib.
L'orange mécanique, vue par Gotlib.

Un dilemme moral intéressant

  L'orange mécanique n'est pas qu'un livre qui montre de la violence pour le plaisir, bien que ce soit un sujet de controverse qui a souvent été soulevé - et sur lequel Burgess a des positions parfois contradictoires, tantôt revendiquant l'art pour l'art, tantôt se repentant d'avoir potentiellement eu une influence négative sur les jeunes.

  Deux autres aspects intéressants sont la dystopie envisagée, et le dilemme moral proposé. Passons rapidement sur l'aspect dystopique (société ultraviolente, gouvernement corrompu qui pratique la désinformation et veut réifier ses citoyens).

  Le dilemme que propose l'histoire est le suivant : vaut-il mieux choisir d'être mauvais ou être contraint à être bon ? Le roman semble suggérer la première des deux alternatives.

Le tout dernier chapitre du roman, dans lequel Alex choisit de se ranger à une vie de famille stable, a été tronqué par l'éditeur américain de Burgess - et n'est pas non plus présent dans le film. Il faut reconnaître quelques faiblesses à cette fin plutôt optimiste : elle paraît artificielle et n'explique pas comment un ancien ami d'Alex, devenu lui-même un adulte bien-pensant, a pu évoluer ainsi sans vivre les expériences du narrateur.

Malgré cela, il me semble que c'est une grave erreur, et une simplification trompeuse, de choisir d'oublier cette fin, car le substrat de la philosophie de Burgess est contenu dans les dernières pages, comme le suggère Rubin Rabinovitz. Alex, sur la voie de la rédemption, compare les jeunes et leur violence aux oiseaux à ressort mécaniques, qui, une fois remontés, vont droit devant eux, quitte à foncer dans le mur :

"like one of these malenky toys you viddy being sold in the streets, like little chellovecks made out of tin and with a spring inside and then a winding handle on the outside and you wind it up grrr grrr grrr and off it itties, like walking, O my brothers. But it itties in a straight line and bangs straight into things bang bang and it cannot help what it is doing. Being young is like being like one of these malenky machines"

  Il décrit ensuite un cycle sans fin de la violence, ayant conscience que son fils à lui ne l'écoutera pas plus qu'il n'écoutait ses parents, et reproduira les mêmes erreurs, la même violence, dessinant en creux qu'Alex lui-même deviendra la proie quand il avait été le prédateur. Ce cycle inéluctable de la violence, qui se perpétue de génération en génération, fonctionnant comme une machine mécanique incapable de modifier ce que les rouages l'amènent à faire, devient d'autant plus frappant qu'Alex termine l'histoire en étant le même genre d'individu que peut être son lecteur : une personne normale, qui n'est plus marquée par cette violence pathologique. Outre souligner que la violence est quelque chose d'inné (ce qui, scientifiquement, reste à prouver), Burgess place donc, pour conclure son roman, le lecteur face au constat que des personnes normales sont touchées par des pulsions de violence et que tout cela forme un cycle destiné à se perpétuer encore et encore.

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