Alexis Brocas : Un dieu dans la machine

26/03/2019

Plongée au coeur de l'intelligence artificielle

L'auteur

 Alexis Brocas est un écrivain et journaliste littéraire français né en 1973. Il a publié plusieurs romans, parmi lesquels Le rêve du cachalot (2010), le remarqué La vie de jardin (2015), et Un dieu dans la machine (2018). 

 J'ai réalisé pour ce roman un entretien avec l'auteur

Logique, trop logique

 Big Data, machine learning, deep learning, black boxes... Autant d'anglicismes que l'on agite comme des épouvantails dès que l'on évoque l'intelligence artificielle - comprenez, l'artificial intelligence - sans toujours savoir ce que recouvrent ces termes. On aurait pu penser qu'un livre sur le machine learning écrit par un critique littéraire serait truffé de son lot de contresens et d'approximations ; on aurait mal pensé. Car la plongée que nous propose Un dieu dans la machine (2018) au coeur de l'algorithme est intelligente, modeste, et décrit une réalité qui toque à notre porte avec tant d'insistance qu'il serait pertinent de le décrire plus comme un roman de prise de conscience précoce que comme un roman d'anticipation.

 Un jour, comme cela arrive parfois, le narrateur du récit perd son boulot, est quitté par sa femme et doit renoncer à pouvoir voir sa fille tous les jours. Pour tenter de rebondir, il répond à une offre d'emploi obscure. Parqué dans une salle, devant un ordinateur à l'interface étrange, il a pour mission d'ingérer des piles de dossiers pour en produire un rapport synthétique - affleure là le fait que l'auteur est journaliste. Pas besoin, et pas moyen, de savoir pour qui, ni pourquoi.

 Petit à petit, à mesure que le narrateur gagne en expérience et en performance, il forme une symbiose de plus en plus étroite avec l'ordinateur et gravit les échelons de l'entreprise. À la manière d'un 1984, chacune des étapes met en lumière un nouvel aspect du fonctionnement de la boîte Larcher & Co (c'était d'ailleurs une volonté de l'auteur, comme il me l'a expliqué lors d'un entretien). On comprend alors petit à petit l'enjeu de son métier : les montagnes de données que le narrateur traite sont celles qui sont captées pour nourrir le Big Data ; son rôle est d'aider une machine qui a pour vocation de prédire des comportements : si une femme est blonde, elle aura 15% de chances d'acheter tel produit plutôt que tel autre ; si elle habite à Nancy et pas à Lyon, alors elle préférera le whisky au coca ; si elle a un lot de caractéristiques données, alors la date et les circonstances de sa mort sont les suivantes... Ce genre de détails, la machine est en théorie déjà capable de les calculer ; en réalité, c'est plus compliqué - et c'est là qu'intervient, dans toute sa grandeur, notre narrateur.

 Parce que c'est un des points sur lesquels le travail d'Alexis Brocas se montre particulièrement fin : la machine, qui est une structure purement logique, ne peut pas prendre de décision. "La machine est logique, elle n'est même que ça, contrairement à nous. Pour poursuivre une vision, il faut une part de rêve, d'aveuglement : il faut ne pas voir tout ce qui entrave cette vision", m'expliquait Alexis Brocas. Puisqu'elle peut traiter un ensemble de données dantesque simultanément, elle peut donc poursuivre une piste et son exact contraire ensemble, sans qu'il y ait apparemment contradiction. Dès lors, il faut un humain, avec sa part d'irrationnel et ses imperfections, ses pulsions, ses espoirs déçus et ses névroses, pour écrire le récit de la vie chaotique d'un autre humain, et prévoir sa mort. Il est besoin d'un esprit humain dans ce circuit parce que, comme l'explique Brice, un ami du narrateur : "L'humanité va crever et la machine ne la sauvera pas. Pas parce qu'elle n'en a pas les pouvoirs. Mais parce qu'un truc qui pense tout et n'importe quoi la fois est incapable de poursuivre une vision, avec ce que ça suppose de folie sublimée." Il faut donc un démiurge, pour le dire autrement, confortablement installé dans la machine. 

Sauver sa fille

 Tout se passe bien pour le narrateur dans son nouveau travail, jusqu'au jour où il découvre que l'espérance de vie de sa fille (que la machine est capable de calculer grâce à son propre travail) a drastiquement chuté. S'ensuit alors une course contre le temps pour lutter contre ce système, pour essayer d'enrayer une mécanique trop bien huilée. 

L'histoire est prenante et le roman se lit avec la fluidité d'un page-turner tout en réussissant le tour de force de nous introduire à une "pensée complexe" bien documentée. L'arc narratif, tendu à se rompre, permet tout de même à l'auteur quelques digressions souvent drôles et bienvenues, où il expose un regard amusé porté sur notre monde. Un personnage nous explique ainsi que les livres disparaissent parce que "quand on se bat 8h par jour avec des millions d'informations exactes, on n'a plus de temps à perdre avec la fiction''. L'attachement de l'auteur à la littérature est décrit par cette belle formule : "les livres ça protège de rien mais ça sauve de tout, professait [Brice] sous son chapeau à des cinquième dionysiens interloqués. Ça permet aux boeufs de comprendre quand on les mène à l'abattoir, et parfois ça leur donne même le courage de se tirer". L'auteur développe des idées qui, comme je le disais plus haut, mêlent étroitement prescience et lucidité sur le monde actuel : par exemple, le jeu vidéo Yourland, sorte de version plus aboutie de World of Warcraft, qui sert à collecter des données pour nourrir le Big Data, rappelle que les données des joueurs sont déjà régulièrement exploitées aujourd'hui. 

 Comme je l'évoquais plus haut, ce court roman dense et extrêmement bien ficelé évoque un 1984, tant par la découverte progressive d'un système de plus en plus terrifiant que par le changement majeur sur notre pensée qu'opère le livre. Alexis Brocas éclaire, avec beaucoup de délicatesse et de modestie, une face encore méconnue du fonctionnement des algorithmes. Si l'on a beaucoup parlé de digital labor ces derniers temps, suite au travail du sociologue Antonio Casilli, En attendant les robots (2019), il faut bien rappeler que le roman a été écrit avant l'essai. Peut-être est-ce là un autre indice, s'il en fallait, de la prescience de l'artiste. 

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