Albert Londres : Au bagne
Le grand reportage dans la "capitale du crime"
L'auteur
Albert Londres est un journaliste et écrivain français né en 1884 et mort en 1932 dans des circonstances énigmatiques - coincé par les flammes d'un incendie dont il aurait sans doute pu s'échapper, alors qu'il menait une grande enquête dont nous ne connaisssons pas à ce jour le sujet. Il est considéré comme le pionnier français du grand reportage. Après s'être illustré par un article sur la cathédrale de Reims bombardée par les Allemands en 1914, il a mené plusieurs grands reportages publiés en feuilletons dans Le Petit Journal puis Le Petit Parisien. Regroupés et publiés sous formes de livres, ses reportages les plus célèbres sont Au bagne (1923), Chez les fous (1925) ou encore Pêcheurs de perles (1933).
Le reportage, une affaire de style ?
En 1923, près de 7 000 condamnés, surveillés par environ 600 fonctionnaires, s'entassent au bagne en Guyane et dans les îles du Salut. Albert Londres, qui est alors déjà un reporter reconnu, embarque pour Cayenne et révèle au public les conditions de détention des bagnards. Ce qu'il décrit n'a rien d'enviable, si bien que dès 1924, à cause du retentissement que connaît le reportage, le gouvernement décide la suppression du bagne.
Les reportages d'Albert Londres sont souvent présentés - un peu abusivement, avouons-le - comme des cas d'école. Ironie, prise de position et, surtout, écriture remarquable font d'Albert Londres une des plumes que l'on aimerait savoir imiter. Il me semble intéressant de faire remarquer d'emblée une parentée que je vois, mais que je n'ai pas vue mentionnée ailleurs, entre la prose d'Albert Londres (qui se rêvait d'abord comme poète avant de devenir journaliste) et celle de Victor Hugo (qu'on ne présente plus) : tous deux subissent autant qu'ils essaient de combattre l'héritage du romantisme qui infiltre leur verbe à coups de superlatifs, et tous deux casent un aphorisme toutes les trois phrases. Fort élégants aphorismes, d'ailleurs : "La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer !", écrit le journaliste au détour d'un paragraphe.
Pour Hervé Brusini, grand reporter (invité au micro de France Inter), Albert Londres "c'était un personnage effréné - il a même voulu créer un mouvement qui était l'effrénisme". Il incarne "un journalisme plongé dans la crise, lui-même en crise, ce qui résonne avec le personnage d'Albert, qui est un éternel insatisfait". "Contrairement à ceux qui voudraient que le journalisme soit une espèce de science exacte, il y a chez Albert Londres une dimension profondément humaine : il existe, il est dans le récit, il est dans la narration. Il renoue avec un élément fondamental de l'humanité : le grand récit humain, comme Hérodote ou Thucydide pouvaient le faire". "L'information, ça a quelque chose de l'ordre du bordel. Le reportage est un élément qui nourrit la démocratie. C'est en ce sens qu'Albert Londres est un personnage fondamental. Il ne faut pas l'ériger en héros : c'est aussi un égocentrique, quelqu'un qui aime l'argent. Justement, il est humain." Ces citations légèrement hors contexte me paraissent intéressantes à considérer aujourd'hui où la presse est si souvent malmenée.
Une narration incarnée
Londres, dans Au bagne, utilise une ficelle bien connue pour raconter une situation : la faire incarner par des personnages. L'essentiel de sa narration, qui permet au passage de véhiculer tous les éléments informatifs dont le lecteur a besoin et qui constitue la matière du reportage, est menée au travers de portraits, de discussions, avec des personnages toujours plus hauts en couleur, que l'on imagine être vrai mais que l'on soupçonne parfois légèrement arrangés pour les besoins du récit. De rencontre en conversation, Albert Londres promène son lecteur jusqu'à Saint-Laurent-du-Maroni, "la capitale du crime", comme l'avait baptisée Le Petit Parisien. On y apprend, au passage, certaines pratiques du système judiciaire, comme la loi du doublage : chaque détenu, au terme de sa peine, a l'obligation de résider dans la colonie pendant un temps égal à la durée de celle-ci. "Le jury, ignorant, condamne un homme à deux peines. Le but de la loi était noble : amendement et colonisation, le résultat est pitoyable. Et ici, voici la formule : le bagne commence à la libération."
Un autre trait caractéristique d'Albert Londres est la verve de sa phrase, ponctuée d'exclamations et d'interjections, qui laisse toujours voir une indignation face à ce qu'il découvre. Sophie Desmoulins étudie, dans un article passionnant, l'ironie d'Albert Londres comme stratégie argumentative : "l'ironie affleure sous deux visages bien distincts. On remarque en effet la présence d'une ironie affectueuse qui demeure indulgente avec l'ironisé, quel qu'il soit. Ses mécanismes et ses enjeux s'avèrent très différents de ceux d'une ironie autre, dégradante et disqualifiante, particulièrement présente lorsque le ton du reportage devient polémique". L'universitaire pointe aussi un autre élément qui m'avait frappé à la lecture : "Une place prépondérante est accordée au destinataire", ce qui n'est "pas spécifique aux grands reportages d'Albert Londres. Ils constituent des traits distinctifs du genre qui, dès sa naissance dans le dernier tiers du XIXe siècle, se caractérise par le « rôle prépondérant de la fonction conative » destinée à impliquer le lecteur dans un récit toujours plus vivant".
Dans l'ensemble, Albert Londres écrit des reportages extrêmement hauts en couleur, fascinants et plaisants à lire. Il est intéressant de comparer sa prose avec celle des reportages que nous pouvons lire aujourd'hui. Alors, une question se pose : aimerait-on, de nos jours, lire des reportages comme Au bagne dans un quotidien ? Rien n'est moins sûr.