Alain Damasio : Les Furtifs

14/04/2019

Un voyage aux confins de la perception

L'auteur

 Il est des auteurs dont la production prolifique inonde les librairies ; d'autres qui restent rares, mais n'en sont pas moins précieux. Alain Damasio est devenu, ces dernières années, l'un des (si ce n'est le) plus grands écrivains de science-fiction français, avec seulement deux romans publiés à son actif (à présent trois, avec Les Furtifs). Pour préciser d'où je parle et éliminer certains biais qui pourraient apparaître au fil de cette chronique, je tiens à signaler qu'il s'agit d'un auteur que je suis et admire depuis plusieurs années ; j'ai eu l'occasion d'animer une discussion publique avec lui et de m'entretenir avec lui à plusieurs reprises. J'ai donc une familiarité avec ses thèmes de prédilection qui fait que j'ai moins été saisi (en bien, ou en mal) par ses inventions. 

 Hors champ

 Quelle attente, avant d'enfin mettre la main sur Les Furtifs ! Le monde littéraire n'avait fait que peu de cas de La Horde du Contrevent au moment de sa sortie en 2004 : Damasio n'était alors qu'un écrivain inconnu parmi d'autres. Avril 2019, et Les Furtifs s'annonce comme un livre-événement qui va faire des émules au-delà du petit cénacle des amateurs de science-fiction.

 Il aura donc fallu quinze ans pour affiner l'intuition qu'a eue Damasio à l'annonce des premiers smartphones.

 Petit récapitulatif rapide de l'histoire (garanti sans spoil) : dans une société qui n'assoit plus son contrôle par une démocratie totalitaire (comme il l'avait imaginée avec La zone du dehors) mais par la captation de nos traces (les données personnelles, Big Data & Big Tata, comme il se plaît à le dire), des êtres échappent à la perception humaine - ce sont les furtifs. Glissés dans les recoins de notre champ optique, ce sont des êtres sans cesse en métamorphose et en mouvement. Il s'agit là d'un thème qui était déjà au coeur de La Horde du Contrevent, incarné par le personnage de Caracole ; c'est aussi, d'une certaine manière, la mise en roman de la philosophie de Bergson, puis de Deleuze, dont l'auteur ne cesse de rappeler qu'il s'abreuve. Ce premier thème est noué avec plusieurs autres. Pour commencer, l'histoire de Lorca Varèse, sociologue des mouvements contestataires, dont la fille de quatre a un jour mystérieusement disparu. Lorca a l'intuition que cette disparition est liée aux furtifs - il intègre donc une section de l'armée qui se consacre à la chasse aux furtifs. Autre thème, les mouvements contestataires eux-mêmes, Damasio essaimant les modes de luttes à venir ; enfin, ce contre quoi ces mouvements se dressent : le néocapitalisme ultralibéral augmenté par la technologie. 

 Voilà, vous avez le tableau. Le roman débute par l'examen d'admission de Lorca, pour lequel il doit repérer un furtif - une scène d'ouverture captivante, qui se lit d'un trait comme on lisait le premier chapitre de La Horde sans rien y comprendre mais sans pouvoir s'arrêter. Issue de la chasse : Lorca voit le furtif, qui se fige en une sorte de sculpture de mouvement (comme ils le font tous lorsqu'ils sont vus), et intègre la "meute" de chasseurs de furtifs d'Aguëro, traceur argentin, et Saskia, experte acoustique.

 Le roman avance et l'on en apprend, par touches, sur les furtifs. Ils gagnent en matière ; Damasio, dans un entretien à Libération, le formule avec sa gouaille habituelle : "Qu'est-ce qu'ils bouffent ? Qu'est-ce qu'ils chient ? Je les avais dotés exclusivement d'une dimension immatérielle à travers le son." Si les furtifs sont quasiment exclusivement dignes d'admiration, un des personnages remarque tout de même que, comme tous les animaux, ils tuent, se battent entre eux, ne sont pas que des substances éthérées. Ainsi, en muant avec un loup, un furtif "échange" une patte contre une branche - tout en assurant que le loup pourra muer de nouveau s'il le souhaite : "Il a ma vibre. Il fera échange aussi. Ou il va valer branche dans son corps. S'il veut loup revenir".

Pour en finir avec l'analyse purement formelle et avant d'entrer dans le versant plus conceptuel, on retrouve avec plaisir (ou avec horreur, pour ceux qui n'avaient pas aimé) la langue rare de Damasio, ciselée à force de néologismes qui font sens, qui créent du sens et ouvrent des possibles, des phrases coupées / incisées / compactées, qui s'étendent pour donner à sentir la durée, ou se tendent, incisives. C'est parfois taillé à la serpe, parfois à la hache ; c'est, souvent, réussi et très évocateur.

 Un morceau réalisé avec Rone, que je vous invite à découvrir ! 

La fusion symbolisée par les furtifs est mise en oeuvre dans le texte lui-même. On sent là une adéquation entre la philosophie et la technique littéraire. 

Une grande capacité d'empathie

 L'hybridation et le métissage, le flux et le commun, sont présents tout au long du roman, d'un point de vue narratif comme méta-narratif : comme dans La Horde, la narration est assumée par plusieurs personnages, chacun identifié par un signe distinctif et une langue qui lui est propre. Et ça marche redoutablement bien, dans la mesure où Damasio ne fait pas qu'accorder une nouvelle voix à ses personnages : il parvient se glisser dans une structure de pensée. Citons de nouveau l'entretien accordé à Libération : "Je ne comprends pas qu'on puisse raconter le réel par un prisme unique. C'est une espèce de fascisme de l'omniscience, le narrateur à la première personne, cette manière de décrire la totalité du monde d'un seul point de vue, type Houellebecq."

 La fusion symbolisée par les furtifs est mise en oeuvre dans le texte lui-même. Je voudrais, pour expliciter ce point, prendre en exemple le passage où une dizaine de personnages différents s'arrachent les cheveux pour déchiffrer un message énigmatique laissé en écriture furtive - une invention superbe également, celle d'un alphabet cryptique où dans la courbure d'une lettre peut s'en cacher d'autres, le a pouvant ainsi ouvrir vers un c ou un o, et ainsi de suite, par exemple. Chaque personnage doit jongler avec un panel de lettres pour composer, un peu au hasard et à l'intuition, un message - ce qui donne lieu à un moment d'écriture oulipien comme les aime Damasio, exploré dans La Horde avec un duel littéraire sous contrainte de haut vol. Chacun, avec son profil, explore des hypothèses radicalement différentes et insoupçonnées. Un personnage plus lettré sera convaincu qu'il y a une référence au Coran ; l'experte accoustique jonglera avec les assonances et alitérations. C'est un des aspects très réussis du roman : si l'on sent que le personnage de Lorca a une très grande proximité avec Damasio lui-même, l'auteur se glisse avec habileté dans la peau des autres protagonistes et parvient à leur donner une psyché crédible et cohérente.

 À mon sens, une telle capacité à épouser des schémas de pensée différents est le signe d'une grande capacité d'empathie qui, à n'en pas douter, est une des caractéristiques de l'auteur, dont l'une des valeurs fondamentales est la force du contact humain. On sent ici une adéquation entre la philosophie et la technique littéraire qui, à elle seule, suffirait à rendre le livre intéressant.

 Comme dans ses précédents ouvrages (y compris Café-Fusion, non diffusé pour une obscure question de droits d'auteur), on peut toutefois déplorer un certain manichéisme : tous les protagonistes sont à la fois charismatiques, généreux et intéressants, tandis que leurs némésis respectives sont sans ambiguïté avides, égoïstes, voire sadiques. Les Furtifs se promène beaucoup du côté des résistances au système - Damasio rappelle d'ailleurs avoir été à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et y avoir beaucoup appris. Malheureusement, on sent dans cette volonté de construire un imaginaire de lutte une confiance absolue dans le lien humain que l'on peut trouver louable mais peut-être un brin naïve : dans le roman, tous ces espaces de résistance ne sont animés que de bonnes intentions, le partage est une évidence, l'égalité respectée : 

L'interdépendance délibérée des tâches, où l'on se rend sans cesse service, en réciprocité, favorisant l'entraide; les amendes dosées en cas de manquement; le principe des corvées communes pour l'irrigation ou pour la reconstruction sempiternelle des digues que le fleuve arasait; les cérémonies croisées où tour à tour tel foyer ou tel clan recevait puis donnait, débouchant sur des fêtes purgeant les tensions: tout ça était directement issu de Bali.

Des thèmes de réflexion approfondis

 Pour qui suit de près l'évolution de Damasio, le roman ne réserve finalement que peu de surprises : on connaissait le thème et le concept des furtifs depuis plusieurs années ; l'idée d'une ville où les citoyens peuvent accéder à certaines zones en fonction d'un abonnement (une manière libérale et néocapitaliste de recréer des classes sociales) était au coeur d'une fiction sonore d'assez bonne qualité ; les anarchitectes, qui trouvent sur les toits les derniers espaces de résistance, étaient apparus dans une nouvelle ; la langue, sans cesse inventée et renouvelée, en mouvement, est travaillée dès ses premiers écrits. Mais que l'on découvre ou que l'on revienne sur ces thèmes, approfondis à l'occasion du roman, quelle force d'invention ! Inévitablement, Damasio souffre un peu de la comparaison avec ses précédents écrits et son travail. On retrouve beaucoup d'éléments de La Horde, qu'il s'agisse de la narration chorale, du thème du mouvement, de l'importance du lien fort - Aguëro, et son supérieur, Arshavin, font un peu office de Golgoth infaillibles : "Nous avions tellement pris l'habitude de nous reposer sur Arshavin et de croire en lui. Il avait tellement toujours su tout retourner en faveur du Récif!".

 Mais tout est approfondi et gagne en cohérence. On peut avoir peur, au cours des premiers chapitres, de voir plusieurs histoires complètement distinctes être menées de front - la fille / le couple / les altistes / les furtifs. Il faut être un architecte minutieux comme l'est Damasio pour parvenir à ce que tous ces piliers soient également répartis et construisent un édifice harmonieux - et à mon sens, le pari est réussi.

 Damasio continue de creuser, à mon avis, trois lignes de force qu'il avait déjà nourries. Il me semble qu'il a même été à l'origine de la popularisation de certaines d'entre elles; je m'en vais les lister, pour essayer d'en dégager trois axes de lecture intéressants, et après, promis, je m'arrête là.

  • L'énergie et le mouvement : C'est bien ce qui caractérise les furtifs, cette force brute de changement, qui est au coeur de la philosophie de Deleuze, initiée déjà avec Bergson. On peut la voir ici incarnée chez Saskia, dans une des premières descriptions : "Sous ses poussés de fitness et ses pulsions de célibattante, Saskia était d'abord une intello - ou même pas : il n'y avait ni ordre ni rang, elle était indistinctement pointue, girly et beauf, garçon manqué et fille réussie, cerveau bien foutu et gameuse insatiable. Elle fit encore plusieurs tractions sur les doigts en écoutant un sample bizarre de Bach et de Mushin, puis partit à la douche en chantant, tapotant la porte en plexi sur un rythme qui était celui du furtif dans la salle des archives. J'aimais beaucoup cette fille en réalité parce qu'elle était libre."

  • La société de traces : Il s'agit ici peut-être de ce sur quoi Damasio m'a le plus émerveillé au début, et sur lequel il ne peut plus tant se renouveler : montrer à quel point le néocapitalisme se mue en société de contrôle douce, insidieuse, qui épouse nos désirs pour mieux les modeler et exercer la dernière forme (connue) de contrôles des corps. Ici, les idées sont un peu les mêmes que dans La zone ou dans les dernières nouvelles, mais exposées avec beaucoup de force et d'intelligence ; par exemple, que devient une ville lorsqu'elle est privatisée par une entreprise néolibérale ? La belle invention des furtifs est l'idée qu'être en mouvement, toujours, est ce qui permet de vivre (ou de sur-vivre, au sens plein) dans une société qui cherche à toujours se contenter de nos traces, de nos restes, de ce qui nous fûmes et pas de ce que nous deviendrons.

  • La perception : C'est peut-être, à mon sens, le point fort de Damasio, ce qui en fait un grand artiste. Si l'on considère que l'artiste est d'abord celui qui sent la vie, qui pose sur le monde un regard différent des autres, plus acéré, c'est ce qui transparaît non seulement des intuitions politiques de Damasio (que je viens de détailler), mais aussi ce qui est transposé dans la finesse et la qualité des rapports humains du roman. Alain Damasio a une très grande réceptivité, une très grande sensibilité. D'un point de vue littéraire, ça se traduit par sa faculté de "morpher" des verbes de perception, et c'est là l'art et la nécessité de sa fabrique à néologismes : à la manière d'un anglais, il fait d'un substantif un verbe, animant ainsi ce qui n'a été pensé que comme du statique. D'un point de vue romanesque, cela se traduit par une grande cohérence des personnages (avec pour seul défaut, détaillé plus haut, qu'ils sont pensés avec un manichéïsme peut-être un peu naïf). C'est amusant pour quelqu'un qui s'attèle à une critique du Big Data et de la société de captation, de penser qu'il est une sorte d'hypercapteur d'émotions humaines, qui tient son propre Big Data humain

 Comment conclure, sur un livre aussi polymorphe, aussi riche et dense, qui a ses imperfections mais ouvre tant de pistes de réflexion ? L'auteur le dit très joliment, toujours à Libération : "J'espère que celui qui ressort de ces 700 pages ressent plus d'intensité et une envie de vivre plus grande". À mon sens, la mission est, très largement, accomplie. 

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