Une brève introduction à la philosophie arabe
Aristote enseignant la philosophie © musée du palais Topkapi, Istanbul.
On méconnaît souvent le rôle de la philosophie arabe dans le développement de la pensée Occidentale, si bien qu'aujourd'hui nous ne saurions citer plus de deux ou trois grands penseurs arabes. Pourtant, c'est grâce à eux que les européens ont commencé à s'intéresser à la philosophie autour du XIIème siècle.
Il faut savoir que cette période, qui correspond au Moyen-Âge européen, est la période classique de la culture arabe, une sorte d'âge d'or qui n'a rien à voir avec les images d'ignorance et d'inculture qui peuvent nous venir à l'esprit dans un premier temps.
Ce sont les penseurs arabes qui ont, les premiers, traduit et étudié les textes grecs, et ce sont eux qui les ont ensuite fait parvenir en Europe, accompagnés de nombreux commentaires. Grâce à cette arrivée de nouvelles sources de connaissances et de réflexion, les européens ont commencé à développer un intérêt pour les grecs et notamment Aristote, dont l'esprit logique semblait être le moyen de dépasser plusieurs siècles d'obscurantisme et de pensée religieuse.
Qui sont les penseurs arabes, et quelles sont leurs caractéristiques marquantes ? Cet article a pour but de vous présenter - très - brièvement quelques traits importants de la falsafa (une arabisation du mot grec philosophie).
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est important de préciser que l'on peut discuter l'appellation « philosophes arabe ». Certains préfèrent le terme de philosophes islamiques ou musulmans, car certains des penseurs n'étaient pas arabes : Al-Fârâbî, par exemple, est Iranien, et Averroès vient de Cordoue. Voici un point de vue à ce propos donné par Pauline Koetschet, dans La philosophie arabe (voir ''Sources'').
Nous employons [le terme "arabe"] ici au sens linguistique : la philosophie arabe est la philosophie écrite en arabe. Mais tous ses auteurs ne sont pas des Arabes si l'on entend le terme cette fois-ci au sens ethnique, où "arabe" s'opposerait alors à "perse". [...] Mais le fait qu'ils écrivent principalement en arabe a un sens. A la fin du IXème siècle, l'arabe est devenu la langue scientifique de référence, comme plus tard le latin en Europe. [...]
Pour autant, la formule "philosophie islamique" présente également des avantages... [et souligne] les interactions avec la théologie rationnelle.
Ce n'est pas, en tout cas, une "philosophie musulmane". En effet, les acteurs de la falsafa ne sont pas tous musulmans, loin de là [...]. Ces philosophes n'écrivent généralement pas pour apporter des justifications rationnelles aux vérités religieuses.
La pensée arabe se nourrit fortement d'Aristote et de son pragmatisme que l'on trouve aujourd'hui parfois abusif ; de nombreux textes continuent donc des réflexions développées par Aristote, en y apportant un nouveau point de vue et de nouveaux éléments de réflexion. De nouvelles idées, donc, que beaucoup de philosophes européens se sont ensuite appropriées, sans toujours citer leurs sources. En effet, si certains, comme Thomas d'Aquin, construisent de réelles argumentations en citant explicitement les philosophes arabes - en l'occurrence, il s'agissait pour lui de s'opposer aux logiciens arabes pour rester dans une théologie chrétienne -, d'autres ne les mentionnent pas ; le doute persiste, cependant, quant à savoir si ils ont réellement lu lesdits philosophes ou non.
Un trait qui semble caractériser une partie de la philosophie arabe est donc une obsession pour la logique et la rigueur du raisonnement, un digne héritage d'Aristote. Cependant, d'après les textes que j'ai lus - il ne s'agit donc pas ici d'établir une généralité -, ce goût pour la logique semble parfois mener à une trop grande rigueur logique et peut parfois conduire certains à formuler leur pensée sous forme de syllogismes, une manière de construire un raisonnement qui n'est pas particulièrement honorée de nos jours.
Les philosophes arabes considèrent la logique comme l'instrument qui partage le vrai du faux, et qui vérifie les erreurs de raisonnement. La logique est également mise en opposition à la grammaire, et de ce fait les philosophes aux grammairiens, de la même manière que les logiciens aristotéliciens s'opposaient aux rhétoriciens platoniciens.
Les philosophes arabes sont des esprits libres, qui appellent au savoir contre le dogmatisme et ont pour idéal une cité dirigée par un sage. Si leur pensée n'est pas influencée par le Coran et, je pense, s'ils ont un rapport à la divinité qui ne diffère pas énormément de celui des européens, ils pensent que l'exercice de la pensée rapproche l'homme du divin.
Il serait cependant naïf de croire qu'il existe une philosophie arabe : les penseurs sont, bien évidemment, indépendants les uns des autres et se complètent autant qu'ils se contredisent.
On retient généralement trois grands maîtres de la pensée arabe : Al-Fârâbî, Avicenne et Averroes.
Al-Fârâbî (872-950) est iranien. On considère parfois qu'avec lui commence le goût pour la philosophie grecque ; il a commenté La république de Platon, et a réalisé un Sommaire des Lois de Platon. Il s'intéresse particulièrement à la question du régime politique : il compare l'éducation douce donnée par Socrate, qui meurt exécuté pour raison d'impiété, à celle de Thrasymaque, un personnage violent mis en scène par Platon dans La République qui, lui, sait manipuler la cité avec sa maîtrise rhétorique.
Pour Al-Fârâbî, ce dernier a les qualités pour devenir un législateur. Il va ainsi jusqu'à justifier le mensonge politique, dans la mesure où ce dernier profite au peuple. Pour lui, la religion est ce qui relie les hommes au sein d'une organisation politique et une religion vertueuse dépend en conséquence d'une philosophie parfaite.
Il fonde une nouvelle conception des lois basée sur des idéaux politiques, qu'il désigne sous le nom de cité vertueuse. Il sera contredit en cela par Ibn Bâgga, qui répond que la philosophie politique porte sur des cités imparfaites et s'intéresse à l'étude des dispositions vicieuses des hommes, telles que la recherche du pouvoir.
Par ailleurs, Al-Fârâbî s'intéresse au concept de l'intellect, la source de toute connaissance. Ces réflexions s'inspirent du traité De l'âme d'Aristote. Il distingue ainsi quatre types d'intellects :
L'intellect en puissance (ou matériel), qui reçoit l'intelligible, c'est à dire les formes séparées de la matière.
L'intellect en acte, qui est sommairement l'intellect en puissance ayant reçu l'intelligible, selon la définition aristotélicienne de l'acte comme la réalisation de ce qui était en puissance.
L'intellect acquis, qui contemple les formes qui lui sont intelligibles en actes. Pour expliquer cette formule compliquée, il faut comprendre qu'il s'agit d'un niveau d'abstraction : c'est l'intellect qui permet de raisonner à partir de ce que nous avons distingué de nos perceptions.
L'intellect agent, enfin, qui rend possible cette progression des formes corporelles aux formes incorporelles, ou abstraites.
Le problème de l'intelligible est de savoir si celui-ci est le même pour tous : percevons-nous tous, par exemple, le même cheval, et le comprenons-nous tous de la même manière ? La réponse apportée à cette question est que le cheval observé, au premier niveau d'abstraction, est le même ; mais le cheval tel que nous le percevons, sa forme spirituelle - à un niveau d'abstraction plus élevé -, est détaché de la matière et il peut alors se différencier en fonction de celui qui le perçoit.
A propos de l'unicité du sujet, al-Barakât écrit au 12ème siècle un texte qui annonce fort bien une célèbre phrase de Descartes : «Chaque sujet... est lui-même celui qui voit et qui entend », ou « Je pense, donc je suis » ?
Avicenne (980-1037 ; en arabe, Ibn Sînâ) est le premier à lier l'ontologie, à savoir la doctrine de l'être, et la théologie. Il veut construire une théologie rationnelle, c'est à dire une compréhension scientifique du gouvernement divin du monde. C'est lui qui ''arrache aux religieux le monopole du questionnement sur Dieu'' (Marie Lemonnier, L'Obs, cf Sources).
Il différencie l'être possible, celui qui a besoin d'une cause pour être ou ne pas être, à l'être nécessaire, qui se différencie en deux catégories : l'être nécessaire par soi (Dieu), et l'être nécessaire par autre que soi. Il articule ainsi la métaphysique autour de son sujet, l'être, et de son objet, la démonstration de l'existence de Dieu.
Avicenne n'était pas un ascète : il aimait le vin et les femmes et critiquait les religieux puritains, qu'il taxait d'aimer Dieu pour recevoir une prime tandis que lui l'aimait pour ce qu'il était.
Pour Avicenne, c'est la connaissance, et non pas la raison, qui est la figure de l'émancipation : pour lui, le cosmos est organisé par ce que l'on pourrait sommairement assimiler à des cercles de connaissance et d'intelligence. Le neuvième serait le plus complexe, et le dernier que l'on puisse réellement atteindre ; le dixième, une zone de jonction entre l'intellect et le divin, dont nous pourrions nous rapprocher grâce à la connaissance.
Avicenne est, bien entendu, mal reçu par le kalam (à savoir les théologiens) et aujourd'hui encore, les partisans d'un islamiste littéraliste, qui se fonde sur la lecture et l'interprétation du Coran, le considèrent comme un étranger, tandis que les partisans d'un islamisme éclairé le vénèrent comme un maître.
Averroès (1126-1198, Ibn Rushd en arabe) est aussi appelé Le Commentateur en raison de l'énorme travail qu'il a fourni sur des commentaires d'Aristote.
Pour Aristote, l'âme est la forme du corps, tandis que pour Platon, il s'agit de deux entités distinctes. D'après Aristote, l'homme est différent des animaux car il possède un intellect, qui lui permet de penser et d'avoir de la connaissance. Cependant, pour Averroès, Aristote n'est pas clair sur l'intégration de l'intellect dans l'âme de l'homme.
Il développe alors une théorie selon laquelle l'intellect de l'Homme est une substance séparée du corps, qui est unique pour toute l'humanité et qui est éternel : il n'a pas été créé et survivra à chaque individu.
Il est critiqué sur ce sujet par Thomas d'Aquin qui estime qu'un tel raisonnement signe la fin de la rationalité personnelle, que c'est une insulte à l'homme qui y perd tout pouvoir causal (et qui n'a plus aucun rôle à jouer en ce monde). En Europe, on fait d'Averroès le père de tous les hypocrites ; toutefois, les latins ont compris précisément l'inverse de ce que voulait dire Averroès.
Ce dernier explique en effet que la philosophie et la religion sont uniques : '' L'homme qui prie adhère en priant à la même vérité que le philosophe, sauf que le premier y accède par la métaphore et la conviction et le second par le concept et la démonstration ''. Il dit ainsi que les contradictions que l'on peut trouver dans le Coran sont des signes laissés par Dieu pour indiquer que le livre sacré doit être interprété par les philosophes : les hommes ont un pouvoir causal et ne sont pas qu'un produit divin.
Cet article a simplement pour vocation de donner les grandes lignes de la philosophie arabe, de montrer quelques réflexions que ces penseurs ont pu développer. Il est injuste de ne pas citer Al-Kindi, Suhrawardî, Al-Râzi et tant d'autres encore ; cependant, résumer plusieurs siècles d'une philosophie si riche et si diverse n'est pas aisé.
S'il faut en retenir peu, concentrons nous sur l'importance incroyable de cette philosophie pour les européens, mais aussi la diversité de points de vue et, enfin, la rigueur des philosophes arabes qui sont tout sauf des interprètes du Coran.
Sources
La philosophie Arabe, IXè-XIVè siècle, de Pauline Koetschet
Les géants de la pensée arabe, Marie Lemonnier dans L'Obs, le 30.07.15
https://www.secularcafe.org/showthread.php?t=19745 (à propos de l'appellation.