Umberto Eco : Penser la guerre
Une réflexion courageuse sur les conflits contemporains
L'auteur
Umberto Eco est un écrivain italien né en 1932 et mort en 2016. Il est reconnu, dans les sphères universitaires, pour de nombreux essais d'une grande qualité, et admiré par le grand public pour ses oeuvres romanesques dans lesquelles il témoigne toujours d'une rare érudition. Il a notamment écrit Le nom de la rose (1980), qui a habilement été adapté en film par Jean-Jacques Annaud (avec comme acteur vedette Sean Connery), et aussi pour Le pendule de Foucault (1988).
L'oeuvre
Penser la guerre est une compilation de deux articles publiés par Umberto Eco dans deux magazines italiens. Il ne faut pas croire qu'Umberto Eco a repris ses textes parce qu'il devenait trop vieux pour écrire autre chose. Au contraire, "cela a un sens, à savoir que la répétitivité ne dépend pas de moi, mais des autres (ou des choses), et qu'elle doit donc être rendue évidente" : tant qu'il y aura les mêmes guerres, les intellectuels auront le devoir d'écrire les mêmes articles - et les autres, celui de les lire.
Guerre du Golfe
Eco déplore que les intellectuels soient accusés de ne pas prendre de position claire dans la guerre du Golfe. Umberto Eco justifie le fait que, personnellement, il ne se prononce pas, en disant que les guerres modernes sont différentes de celles qu'il connaissait auparavant, et qu'il a donc besoin de prendre plus de recul avant de se prononcer. Il avance cinq éléments qui font de ces guerres quelque chose de parfaitement nouveau :
1. Les armes nucléaires ont "convaincu le monde qu'un conflit atomique n'aurait pas de vainqueur". Rien de bien nouveau là dedans.
2. La guerre n'est plus menée entre deux fronts séparés, du fait du capitalisme international : "Que l'Irak soit armé par les industries occidentales n'est pas un accident. C'est la logique du capitalisme mûr, qui se soustrait au contrôle de chacun des Etats". C'est une idée intéressante qu'Eco développe ici : j'ai moi-même tendance à souvent rappeler que "la France" fournit des armes à ceux qui sont généralement érigés comme vilains de l'histoire ; mais il ne faut pas oublier que ces exports sont du ressort d'entreprises multinationales dont le pouvoir échappe en grande partie au contrôle de l'Etat.
3. On ne peut plus bâillonner les médias : l'information (crue et violente) "fait vaciller la foi des citoyens", ce qui rend impossible toute unité nationale en cas de guerre. Avant, on pouvait faire croire que les Ennemis étaient les Méchants ; maintenant, n'importe quelle personne connectée à internet est amenée à douter.
4. Le pouvoir, d'après Foucault, n'est plus "monocéphale" (centralisé en un seul endroit, l'Etat) mais parcellisé (dans différents acteurs, principalement économiques). Dans notre société, l'industrie de la consommation individuelle a besoin de bonheur pour prospérer : on achète plus en temps de paix. Aussi, l'industrie de consommation sera perturbée par une guerre.
5. La guerre n'est plus un système "sériel" (qui traite les informations de manière successives) mais est devenu un système "parallèle" (qui confie à chaque cellule d'un réseau le soin de traiter les informations, simultanément). Chaque cellule agit selon son intérêt, de sorte qu'il est rare qu'à la fin d'une guerre, l'un des belligérants sorte parfaitement vainqueur : "la guerre contemporaine est une partie d'échecs où les deux joueurs (en travaillant sur un même réseau) mangent et bougent les pièces d'une même couleur". Autrement dit, cette décentralisation du pouvoir implique que, puisque les camps ne sont plus tranchés, l'intégralité des acteurs d'un camp ne peut pas sortir gagnant d'une guerre. Parmi le camp des gagnants, il y aura des gagnants et des perdants ; le plus dramatique est qu'il en ira peut être ainsi parmi le camp des perdants.
De fait, la guerre n'a plus de fin : elle débouche inévitablement sur "une dramatique instabilité politique, économique et psychologique [...] qui ne pourra produire rien d'autre qu'une « politique guerroyante »". En somme, "en termes de droit de l'espèce", la guerre est pire qu'un crime : "c'est un gaspillage".
Pour revenir à la question de l'engagement, Eco consdière finalement que "la fonction intellectuelle s'exerce toujours en avance (sur ce qui pourrait advenir) ou en retard (sur ce qui est advenu) ; rarement sur ce qui est en train d'avenir, pour des raisons de rythme, parce que les événements sont de plus en plus rapides et plus pressants que la réflexion sur les événements. C'est pourquoi le baron de Calvino s'était perché sur les arbres : non pour échapper au devoir intellectuel de comprendre son temps et d'y participer, mais pour le comprendre et y participer mieux encore."
Kosovo
La question qu'Eco explore dans cet essai est celle de l'intervention d'un Etat dans une guerre qui ne le concerne pas directement, telle que la guerre du Kosovo. Les deux problèmes qui se posent (d'après Eco) sont dans ce cas :
1) Peut-on dire que nos valeurs sont meilleures que celles des autres, et aller les imposer avec la violence ? C'est une question morale très complexe, que Eco écarte (malheureusement), mais qui mérite assurément d'être étudiée par ailleurs.
2) La violence que nous exerçons peut-elle prévenir de violences plus grandes ? Pour Eco, il s'agit ici d'une question technique, très difficile à étudier elle aussi, mais qui peut être approchée ; ce qui ressort généralement de l'article, cependant, est que jusqu'à présent le bilan des interventions "humanitaires" n'ont pas rempli la tâche de manière satisfaisante.
En somme, certes, il faut théoriquement intervenir pour empêcher les massacres au Kosovo ; mais "peut-être la guerre est-elle une arme émoussée", incapable de résoudre les crises sans en créer d'autres. Pour lui, et c'est là que le raisonnement devient vraiment intéressant : il faut compter sur l'avidité humaine pour mettre fin à la guerre : il faut attendre le jour où, par avidité économique, les dirigeants politiques accepteront de "dire «basta»" et de "perdre un peu la face" pourvu qu'ils sauvent le capital et que leur industrie puisse continuer à se développer.
Et de conclure : "C'est triste, mais au moins, c'est vrai".
Gagner la guerre ?
Jean-Philippe Jaworski, dans son roman Gagner la guerre, s'était lui-aussi intéressé à cette question. Petit extrait du livre :
Pour le nettoyage, il n'y a pas mieux que six milliers de beaux soudards en chausses rayées et barbutes d'acier. On vous rafraîchit le pays avec enthousiasme et méthode. Bien sûr, du point de vue du bourgeois qui ne s'est jamais frotté aux dures réalités de l'existence, c'est un peu bruyant. Mais pour le connaisseur, c'est de la belle ouvrage, exécutée avec coeur et sans cruauté inutile. On chauffe un peu les anciens pour les convaincre de cracher le magot, et puis on abrège leur vieillesse et son long cortège de misères. On se délasse avec les filles qui nous tombent sous le gantelet et puis, pour leur épargner les désillusions sur l'inconstance masculine, on les poinçonne vite fait sur leur lit de délices. Pour que la fête soit plus belle, on décore les arbres et les balcons avec leurs frères, leurs fiancés et leurs maris, le cou joliment cravaté de chanvre. On traite les petits enfants comme de gentils chatons : on les noie au fond des puits, histoire que les renfrognés qui auraient ratés le bal finissent empoisonnés par les eaux putrides. Et quand tout est dit, on vous illumine ce banquet de grands feux de joie qui pétillent gaiement sur les horizons.