Umberto Eco, compagnon d'octobre 3 : La religion de Superman et les médias de masse

27/10/2017

 Que disent les nouvelles formes de spiritualité ? Comment comprendre les médias ?

Cet article fait partie d'une série : Umberto Eco, compagnon d'octobre. Les autres épisodes de cette série sont :
1. Présentation
2. Disneyland et le Moyen-Âge
3. La religion de Superman et les médias de masse
4. De l'importance de bien choisir son pantalon

 Les Dieux du sous-sol (1936-1982)

 Dans ce chapitre, il va être question de spiritualité au 20ème siècle.

 Eco constate, pour démarrer cette réflexion, que dans ses premières éditions en 1938, Superman jouissait d'une force qui trouvait (ou cherchait) une explication vaguement rationnelle : sur sa planète, la gravité est plus forte ; le héros costumé, arrivant sur notre Terre et sa faible gravité, est plus fort qu'un être humain. C'est vraisemblable et logique. Pas si super-héros que ça, en fait, Superman ; si nous allions sur la Lune et enfilions un caleçon par-dessus notre pyjama, les autochtones nous recevraient peut-être comme super-lunien.

 Au temps de l'article (1979), Eco constate que se développent dans les comics une explication plus mystique qui illustre le retour de la tendance d'une pensée religieuse (et va de pair avec l'attrait pour les auteurs romantiques maudits ou la mythologie de Tolkien). Et de citer Feuerbach, qui explique d'une manière assez convaincante la naissance des religions : l'homme se sent infini, donc il veut tout ; or, il ne peut pas tout ; il imagine donc un nouvel homme mieux et qui a tout : c'est l'essence de la divinité. C'est Dieu, ou, plus tard, c'est Superman.

 Je pense que l'on peut d'ailleurs rapprocher cela de la théologie négative chère à Descartes, qui propose de définir Dieu non pas par ce qu'il est (puisqu'on ne peut pas le comprendre) mais en en dressant ses contours en creux, à partir de ce qu'il n'est pas : l'homme est fini, Dieu n'est pas fini, donc Dieu est infini ; etc.

 En somme, ce que constate Eco, c'est un abandon des institutions religieuses et non pas du sacré, ce dernier s'étant reconverti ailleurs.

 Suit ensuite un article qui pose cette question qui traverse sans doute votre esprit tous les matins : "Avec qui sont les Orixà ?". Les Orixà sont les divinités supérieures des religions africaines "qui ont accompagné au Brésil les premiers esclaves" (143). En 1888, l'esclavage est aboli au Brésil ; en 1890, toutes les archives sur cette sombre période sont brûlées, dans l'intention déplorable d'abolir le souvenir négatif. Résultat effectif : pour les nouveaux hommes libres, il s'avère impossible de reconstruire leur histoire. Naissent alors de nouveaux cultes, qui permettent de reconstruire une identité culturelle par la religion.

Il se trouve que ces cultes attirent de plus en plus les Blancs en quête d'une spiritualité indépendante des institutions chrétiennes ; ce qui était au départ une revendication d'autonomie raciale devient alors une sorte de "consolation de vie communautaire" en même temps qu'un commerce à touristes.

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 Eco commente ensuite le mode d'action des groupes activistes des Brigades Rouges italiennes, qui ont "abandonné les mythologies à la Walt Disney" et n'essaient plus de frapper le méchant Picsou capitaliste en tant que gentils Rapetou prolétaires. Dans le contexte actuel, le pouvoir est aux mains des nombreuses multinationales, il est donc impensable de faire une révolution nationale comme celle de Che Guevara ; la rhétorique des groupes terroristes change, en même temps que leur objectif.

 Le problème tient à la structure du monde capitaliste : le système n'a pas de tête, il faut donc le rendre instable à travers des actions qui le dérangent par la base. Cependant (et c'est là où l'acuité d'Eco se fait sentir), le terrorisme n'est pas l'ennemi des grands systèmes mais la contrepartie prévue et acceptée (voir aussi la fiche de Cinq questions de morale, qui détaille mieux cette idée). Les multinationales ne peuvent pas vivre dans un contexte de guerre mondiale : si la vente d'armes serait bénéfique dans un premier temps, toute l'industrie du loisir, qui pèse plus lourd que celle de l'armement, finirait par en pâtir. Or, il y a nécessairement chez la population oppressée une pulsion de violence qui doit être exprimée : le capitalisme moderne, qui a un espace de manoeuvre plus étendu, peut donc supporter un terrorisme local (une usine fermée ou détruite ici, un camion volé là, ne feront pas chuter une multinationale implantée dans 15 pays).

 Or, une révolution généralisée est impossible : Eco de conclure, tristement, que "le terroriste est celui qui n'a rien à perdre sinon ses propres chaînes".

 Dans l'article suivant, Eco estime encore une fois que "S'il n'y a pas de guerre [...] il faut accepter l'idée que la société exprime d'une façon ou d'une autre le quota de violence qui couve en elle". Et argumente (et, en cela, commet une erreur, d'après moi) qu'il n'y a pas d'idéologie, mais uniquement des pulsions de violence, qui animent les chrétiens, musulmans ou les maoïstes.

 Passons maintenant à un peu de philosophie plus pointue. Eco veut nous prouver que ceux qui prétendent que nous vivons une "crise de la raison", qu'elle n'est plus bonne à expliquer le monde moderne, sont des charlatans. Pour cela, il faut définir la raison, en "cinq acceptions de base".

  1. C'est la connaissance naturelle typique de l'Homme, à l'inverse de la connaissance non-discursive ; jusque-là, pas de souci.

  2. C'est la faculté de connaître l'Absolu par vision directe, autrement dit c'est une autoconscience du Moi. Ce point, pour Eco, est en crise, comme il l'a toujours été : rien de nouveau sous le soleil des philosophes.

  3. C'est la "raison classique", un système de principes universels qui précèdent toute capacité d'abstraction : cette définition est en crise depuis (et avant) Kant, car cela fait bien longtemps que l'on débat à propos des prémisses de la raison, de ce qu'il y a avant notre capacité d'abstraction (pour creuser, lire la fiche sur la métaphysique de la Qualité de Robert M. Pirsig).

  4. C'est la faculté de juger (le Bien ou le Mal) au sens cartésien, qui est et a toujours été ambiguë car on ne sait pas sur quels préceptes on peut juger.

  5. C'est l'ensemble des règles du discours (ou "règles du discours mental exprimé") nécessaires pour être compris (ici, on peut aller chercher du côté de la pragmatique de Grice). Pas de crise particulière de ce côté-ci, quand bien même l'avénement des mass media produit de plus en plus de discours faits pour ne pas être compris (mais, heureusement, produit aussi des livres comme La guerre du faux qui proposent des discours à propos des discours qui cachent les autres discours, sauf si ces derniers livres étaient en fait des discours pour cacher d'autres discours à propos ... mais coupons court à cette digression).

Pour Eco, la "véritable crise" c'est donc simplement que de plus en plus de charlatans viennent dire que c'est la crise, et le justifient en blablatant avec des "modus ponen" (ou syllogismes).

Et on retrouve les médias après une page de pub

Chroniques du village global (1967-1983)

 Le village global est un concept forgé par Marshal McLuhan pour décrire notre monde hyperconnecté. Il est donc logique que le premier article de cette section qui s'intéresse à la communication propose une lecture critique de l'oeuvre de McLuhan.

 Depuis La galaxie Gutemberg (1962), tout le monde (si si, tout le monde) sait que l'information n'est plus un instrument de production de l'économie mais "son bien principal". Plus encore, McLuhan a gravé dans le marbre, et dans les notes de cours de tout étudiant en communication, que "le medium est le message" : s'il vous parvient une information, un médiologue (celui qui étudie les médias) s'intéresse moins au contenu de l'information qu'au média qui l'a véhiculée jusqu'à vous (iTélé, France Inter ou Libération ?). Plus tard, Daniel Bougnoux écrira que seuls l'idiot et le médiologue regardent le doigt quand on leur montre la Lune. Une phrase que je vous conseille de méditer trente secondes, car elle est pleine de sens.

 Mais Eco ne s'arrête pas à présenter cette thèse bien connue (sinon, ce ne serait pas drôle) : il affirme qu'il est faux de dire que le medium est le message. Et pour cela, il avance que comme il existe plusieurs manières d'interpréter les médiums, il existe plusieurs manières d'interpréter les messages.

 Dans quelque situation que ce soit, un message est interprété grâce à un code, un "système de probabilités préétabli" qui permet d'établir si les éléments du message sont intentionnels ou non. Imaginez la situation d'un amant qui vient voir sa maîtresse : celle-ci lui indique, en laissant la lumière allumée dans sa chambre, que son mari est présent. L'amant ne peut inférer cette information que grâce à un code précédemment établi ; le message (lumière allumée) aurait pu être transmis par le même média (la lampe) avec une signification différente ("mon mari est parti").

Le problème avec la communication de masse, c'est que le code n'est pas établi (à l'inverse de quand vous parlez avec votre amante, le présentateur télé ne vous a pas dit comment interpréter son message) ; c'est donc la variabilité des interprétations qui sont faites de chaque message. On peut alors en déduire qu'on ne contrôle pas le pouvoir des médias en contrôlant la source (l'équipe de rédaction qui produit le message) et le canal (la chaîne de télévision) : cela ne permet d'offrir qu'un vide qui sera rempli par l'interprétation.

 Pour contrôler la pensée, il ne suffit plus, comme le suggérerait Chomsky, de contrôler la diffusion de l'information (en étant président de la chaîne de diffusion, ce qu'Eco appelle une "stratégie"), mais il faut entreprendre une "guerilla", à savoir contrôler la réception de l'information. Les spécialistes de la manipulation doivent donc comprendre comment "imaginer des systèmes complémentaires" pour "discuter le message à son point d'arrivée". Et d'ajouter, avec une intuition admirable : "il est probable que lorsqu'on pourra utiliser un média pour [critiquer] un autre média", les guerilleros de la communication réintroduiront "une dimension critique dans la récéption passive". C'est précisément ce qu'il se passe aujourd'hui avec la possibilité de critiquer la télévision via Twitter, puis Twitter via Facebook, etc.

 Petite parenthèse cinématographique à présent. Certains, comme notre auteur, pourraient penser que 2001, de Kubrick, est devenu kitsch et banal. Cela découle du fait que les médias sont généalogiques (l'invention d'un média se fait par imitation d'un modèle antérieur), n'ont pas de mémoire (une fois le nouveau modèle inventé, on oublie très vite l'ancien) et enseignent (l'imitation est meilleure que son modèle).

 Ainsi, la "néo-tv" ne parle plus du monde extérieur, mais d'elle-même, commentant ses propres programmes. Eco remarque que la modification de ce discours implique que la télévision doit employer des stratégies de fiction pour produire un effet de vérité, en laissant par exemple voir des caméras quand il serait presque plus facile de ne pas les laisser envahir l'écran : la télévision, de "véhicule de faits", devient donc un "appareil de production des faits". Ce qui importe, ce n'est plus que l'applaudissement soit faussement spontané, mais qu'il soit "vraiment télévisé".

 Après avoir professé sa haine pour le football - ce que je ne peux que déplorer ! -, l'auteur note, au passage, que tous les types de révolution sont envisageables à l'exception de l'invasion d'un terrain de football un soir de match. Bref.

 C'est dans le sport que l'on peut faire apparaître ce qu'il y a de non-humain dans les rapports sociaux, car le sport est "la négation du discours". Le sport est une activité fondée sur le gaspillage (d'énergie, de temps, d'argent parfois) qui est le propre du jeu : c'est donc un gaspillage sain et désirable.

 L'athlète, homme au corps hypertrophié, est une sorte de monstre (au sens étymologique du terme, celui que l'on montre, que l'on expose) ; quand il fait du sport, il se transforme en discours sur le sport : c'est un spectacle pour autrui, un jeu joué pour les autres et vu par moi (c'est donc un jeu au carré, si l'on peut dire). À cela se rajoute le discours de la presse, qui est pour Eco un jeu au cube ; c'est, comme pour le commentaire politique, un bavardage (on déblatère à propos de comment le joueur aurait dû passer la balle à droite de la même manière que sur la manière dont le ministre de l'économie devrait mettre du beurre dans nos épinards). Pour Heidegger, le bavardage est un enfermement car c'est un discours indifférent à la vérité. Ce type de discours met en avant la fonction phatique du langage (parmi les six définies par Roman Jackobson) : comme lorsque vous demandez "ça va" et que peu vous importe la réponse, vous hurlez "passe-la à droite, bordel de Dieu" et peu vous importe que le joueur ou votre voisin vous entendent. Le bavardage sportif, conclut Eco, en anti-amoureux du sport, est donc la glorification du gaspillage.

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