Italo Calvino : Le chevalier inexistant
Qu'est-ce qu'exister dans le monde moderne ?
L'auteur
Italo Calvino est un écrivain et philosophe italien du XXème siècle. C'est un théoricien de la littérature, un écrivain réaliste et un fabuliste ; sa production très riche le place parmi les plus grands italiens de la période moderne. Il est notamment l'auteur de la trilogie héraldique intitulée "Nos ancêtres", qui comprend Le Vicomte pourfendu (1952), Le Baron perché (1957) et Le Chevalier inexistant (1959).
Je tiens à préciser que certains éléments d'analyse ont tirés des cours que j'ai reçus à l'université Paris IV Sorbonne.
L'oeuvre
Le chevalier inexistant est le troisième, et donc par nécessité le dernier, tome de la trilogie "Nos ancêtres", qu'Italo Calvino avait pensé comme une "trilogie d'expériences sur la manière de se réaliser en tant qu'êtres humains".
Comme le titre l'annonce, Agilulfe, le personnage principal du roman, est donc un chevalier qui n'existe pas : il est une armure vide, qui parle, certes, qui agit, certes, qui a une conscience, semble-t-il, mais qui n'a pas de corps. Une armure concrète et impeccablement entretenue pourtant, le meilleur élément de l'armée de Charlemagne (qui est par ailleurs faite de bric, de broc et de bras cassés) ; mais Agilulfe, lui, n'existe pas.
A son histoire se mêlent celle de Raimbault, jeune chevalier venu venger la mort de son père, qui tombe amoureux de la belle Bradamanthe (qui, elle, n'a d'yeux que pour Agilulfe, sinon ce ne serait pas drôle), et de Sigismond, qui insinue un soir qu'Agilulfe a usurpé sa réputation et que la vierge qu'il avait sauvé - exploit auquel il doit son titre de chevalier -, n'était en réalité pas vierge puisqu'elle était la mère de Sigismond. Agilulfe part donc sur la route pour la retrouver et prouver sa légitimité : moultes péripéties rocambolesques s'ensuivent, que je ne raconterai pas dans les détails pour ne pas gâcher le plaisir de la lecture.
Car Le chevalier inexistant n'a rien d'un roman à thèse : c'est une histoire extrêmement finement écrite, avec son lot de suspens et de retournements de situations, jusqu'à une scène de révélation qui en est tellement saturée qu'elle dépasse le cadre de la parodie.
Calvino, rejetant le réalisme social que le Parti Communiste (dont il a été membre avant de le quitter, désillusionné par son incapacité à s'adapter au monde de l'après-guerre) encourageait en tant qu'arme de propagande, a préféré le genre du réalisme fantastique pour écrire sa trilogie. Dans une situation de départ irréaliste, le récit se déroule d'une manière logique, presque mécanique, jusqu'à une conclusion satisfaisante. Cet ancrage dans une temporalité immémoriale, qui cumule mémoire collective et futurs lointains, permet d'aborder (en faux) les questions politiques qui semblent essentielles à Calvino.
Le chevalier inexistant peut (et, pourrait-on dire, doit) être lu comme réécriture du Don Quichotte de Cervantès. Alors que Don Quichotte est le seul chevalier errant dans un monde où les chevaliers n'existent plus, Agilulfe est le seul chevalier qui n'existe pas dans le monde des romans de chevalerie. Incarnation de l'homme moderne, celui qui n'existe plus à force de trop se conformer aux normes et aux attentes d'une société toujours plus aliénante, il finit par disparaître parce qu'il ne sait pas s'adapter à un monde changeant, qui a changé, et que ses valeurs dépassées ne sont plus à même d'appréhender.
Dans Le chevalier inexistant, Calvino propose une nouvelle sorte de héros, un héros conscient que c'est la difficulté à mêler la vie et l'idéal qui doit devenir la matière de sa lutte. Le lecteur du Chevalier inexistant devient donc, grâce à Calvino, un homme moderne conscient de la nécessité de ne pas se laisser aliéner par la société, qui doit puiser en lui l'énergie de se hisser à la hauteur de ses idéaux.
Bon.
Il faut surtout dire qu'avant toute autre chose, le lecteur du Chevalier inexistant devient, grâce à Calvino, un lecteur heureux, car ce conte fantastique est captivant, plaisant, extrêmement, (insistons là dessus), extrêmement drôle, qui pourra se lire et se relire.
Citation
C'était l'heure des combats singuliers. Mais le sol étant déjà tout encombré de carcasses et de cadavres, on avait du mal à se frayer un chemin : donc, quand on ne parvenait pas à s'affronter, on échangeait des grots mots. Ici, ce qui était capital, c'étaient la nature et le degré d'intensité de l'insulte, car, selon qu'il s'agissait d'une injure mortelle, sanglante, intolérable, ou moyenne, ou bien bénigne, diverses sorte de réparations étaient requises ; et parfois c'étaient des haines implacables qu'on léguait à ses descendants. L'important était donc de bien se comprendre, chose malaisée entre maures et chrétiens, avec, chez les uns comme chez les autres, tout ce mélange des parlers les plus divers ; si jamais vous receviez une insulte indéchiffrable, comment faire ? Vous n'aviez plus qu'à la garder, au risque d'en être déshonoré jusqu'à la fin de vos jours. Aussi, à cette phase du combat, participaient les interprètes, troupe rapide, légère, juchée sur de drôles de petits bidets, qui trottait de-ci, de-là, cueillant au vol chaque injure, et la traduisant sur-le-champ dans la langue du destinataire.
- Khar as-Sus !
-Chiure de mouche !
- Mushrik ! Sozo ! Mozo ! Esclavao ! Marane ! Hijo de puta ! Zabalkan ! Merde !
Ces interprètes, d'un côté comme de l'autre, on était convenu, par un accord tacite, qu'il ne fallait pas les tuer. D'ailleurs, ils allaient comme le vent et si, dans toute cette pagaille, il n'était déjà pas facile d'abattre un lourd guerrier monté sur un cheval énorme qui pouvait à grand-peine bouger ses jambes, tant il les avait cerclées de fer, à plus forte raison ces diables d'acrobates ! Oh ! bien sûr, à la guerre comme à la guerre : de temps en temps, l'un d'eux y laissait sa peau. Mais après tout, ces lascars, sous prétexte qu'ils savaient dire "fils de pute" en deux ou trois langues, devaient bien trouver quelques avantages à prendre des risques.
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