Ismail Kadare : Le palais des rêves
Note : Vous lisez une fiche relativement ancienne, elle sera probablement moins riche que les critiques les plus récentes !
Présentation et résumé
Ismail Kadaré est né en 1936 dans le sud de l'Albanie ; il étudie les lettres à Moscou, mais la rupture de l'Albanie avec l'union soviétique le fait revenir à Tirana en 1960 ; en 1963, il publie Le général de l'armée morte, son premier roman, qui lui rapporte une certaine renommée en Albanie puis à l'étranger, notamment en France. Depuis, il multiplie les ouvrages, écrivain prolifique engagé dans la lutte contre le totalitarisme.
Le palais des rêves, publié en France en 1993, raconte l'histoire d'un jeune homme descendant d'une puissante famille intimement liée à l'Etat depuis des générations, et qui rejoint le Tabir Sarrail, mystérieuse institution également appelée le palais des rêves. A travers l'ascension du héros dans la hiérarchie du palais, on découvre le fonctionnement d'un état totalitaire envisagé par Kadare, dans lequel l'état s'immisce jusqu'à ce qui nous est le plus secret et le plus privé : nos rêves.
Analyse
Le palais des rêves est un roman dans lequel on présente une dystopie dérangeante, d'une manière détournée. En effet, à sa sortie en 1981, le roman passe parfaitement inaperçu ; aucun critique littéraire le mentionne, et lorsqu'un congrès d'écrivains est réuni en 1982, c'est pour déclarer le roman hostile au régime. Le nom du héros, Mark-Alem, évoque tant l'Orient que l'Occident ; l'Istanbul évoquée ressemble fort à Tirana, et le récit nous montre clairement le danger du totalitarisme.
La narration est menée de telle sorte que l'on découvre au fur et à mesure le palais, qui nous apparaît au début mystérieux et immense, dans lequel le protagoniste se perd à plusieurs reprises, qui semble lui-même être un endroit rêvé, toujours imprécis, toujours changeant, aux dimensions surréalistes, avant d'enfin l'intégrer, de gravir en même temps que Mark-Alem les échelons et d'en comprendre au fur et à mesure les rouages et de s'approprier cette institution aussi puissante que terrifiante.
Terrifiante en effet, pour de nombreuses raisons : ses dimensions et son vide lugubre précédemment évoqués, mais surtout sa fonction, celle de contrôler les rêves. Qu'adviendrait-il d'un peuple dont l'état contrôle jusqu'aux rêves, jusqu'aux pensées les plus intimes que l'on puisse avoir ? A mes yeux, le plus effrayant dans ce scénario est la manière de récolter les rêves ; c'est ce qui intrigue dès le début - par quel procédé peut-on plausiblement récolter un rêve ? se demande-t-on.
Mais l'éclair de génie de cet état, et de Kadare, dans la réalisation de sa collecte est de recueillir les rêves non pas par la force, ni la violence, ni la menace, mais par la récompense : chacun a envie de donner son rêve afin qu'il devienne le Maître Rêve, celui à travers lequel on verra les symboles les plus forts ; on espère qu'à travers du rêve que l'on a envoyé au palais, on obtiendra une sorte de gloire qui peut s'avérer dévastatrice pour d'autres ; on espère que les symboles lus dans nos rêves révéleront les complots qui se préparent contre l'état et que l'on sera largement récompensés d'avoir préservé le destin d'une nation. Une manipulation de masse des plus habiles, qui a le don de glacer d'effroi.
Pour ce qui est de la narration en elle-même, il s'agit à mon goût un autre point fort du roman. Chaque chapitre est parfaitement à sa place ; rien n'est superflu, rien ne manque. On comprend au fur et à mesure et de manière instinctive ce que l'on doit comprendre et certaines zones d'ombres ne sont pas levées, laissant un mystère propice à la conspiration et à la suspicion. L'intégralité du roman semble lui-même être une sorte de rêve ; Mark-Alem paraît flegmatique, on le sent dépassé par les événements et il paraît glisser dessus sans réellement chercher à s'y accrocher, comme dans un rêve dont on ne contrôle rien.
On voit aussi comment cette forme de pouvoir absolu, une fois obtenu à la fin de sa conquête involontaire du palais, coupe Mark Alem de la réalité. Ce n'est pas parce qu'il peut - presque - exercer un pouvoir de vie et de mort sur chacun, connaître jusqu'aux pensées secrètes de chaque personne de son entourage, qu'il s'en rapproche ; il voit alors la réalité brouillée - brouillée par les larmes qui lui viennent aux yeux lorsqu'il pense à sa propre situation.
Au terme de ce roman admirable, Ismail Kadare semble adresser un ultime message, prévenant ses lecteurs que le pouvoir centralisé ne permet pas un plus fort lien entre le dirigeant et le peuple mais, au contraire, coupe l'un de l'autre et entraîne un désintérêt de l'un envers les autres.
Citations
Quiconque a la haute main sur le palais des rêves détient les clés de l'Etat.