Christopher Priest : La fontaine pétrifiante
Une passionnante exploration des frontières entre réel et imaginaire
L'auteur
Christopher Priest est un écrivain britannique né en 1943. Particulièrement reconnu par les amateurs de science-fiction, il a notamment écrit Le monde inverti (1974), La fontaine pétrifiante (1981) et Le prestige (1995, très bien adapté au cinéma en 2006).
L'oeuvre
Peter Sinclair est un jeune homme âgé d'une trentaine d'années.
Si je devais me borner aux informations dont on peut être sûrs, c'est ici que j'arrêterai ma description de La fontaine pétrifiante. Tout le reste est sujet au doute et à l'interprétation.
Après avoir traversé une période difficile - perte de son travail, mort de son père, rupture avec sa compagne Gracia -, Peter s'isole dans un cottage pour se trouver seul avec lui-même. Il entreprend alors d'écrire son autobiographie, un exutoire qui devient vite une obsession, puis une nouvelle vie. Car il découvre qu'écrire sa vie serait plus simple s'il se permettait de l'inventer, d'y ajouter des éléments de fiction. "Une vie décrite n'est pas du tout la même chose qu'une vie réelle" puisque la vie "manque de forme" ; de plus, "la vérité est quelque chose de subjectif", puisque les souvenirs lui sont propres, et que ce sont ces souvenirs qui sont sa vie (ça, je me permettrai d'en discuter tout à l'heure). Peter choisit donc d'organiser son passé, et de le transposer dans un autre univers : Londres devient Jethra et Gracia devient Seri.
Dans ce nouveau monde, il est l'heureux gagnant de la grande Loterie, un des rares privilégiés qui pourra s'échapper de Jethra et voguer dans l'Archipel du Rêve pour recevoir le traitement athanasique qui lui garantira une vie éternelle - c'est d'ailleurs l'occasion d'une intéressant questionnement du personnage pour savoir s'il doit ou non accepter le traitement, Priest arguant du fait que c'est le caractère fini de la vie qui lui donne tout son intérêt. Durant ce voyage, il rencontre une jeune femme, qui deviendra Seri. Le problème, c'est que le traitement a pour effet secondaire de lui faire perdre la mémoire ; on lui demande donc de répondre à un questionnaire détaillé sur sa vie, afin de pouvoir la lui reconstruire lorsqu'il se réveillera. Mais Peter a son manuscrit avec lui ! Son manuscrit, c'est sa vie, c'est son identité ; en toute logique, il demande qu'on le reconstruise à partir de ce qu'il a écrit.
Mais qu'est-ce que cet endroit appelé "Londres" ? Et qui est cette "Gracia" ?
A partir de là, tout s'emmêle. Les niveaux de réalité forment une tresse complexe - d'autant que certains chapitres, comme insérés au milieu de cette fiction, font des décrochages dans le réel supposé, un retour à Londres mais dans lequel Peter retrouve à la fois Seri et Gracia. Comment essayer de se redéfinir, à partir d'un manuscrit supposé autobiographique qui se revendique comme de la fiction ? (J'ouvre ici la petite parenthèse annoncée plus haut : c'est peut être une des faiblesses du récit - ou alors du personnage, et c'est ce qui expliquerait à la fois l'échec de son obsession et la fin que je ne révélerai pas - de penser que l'on n'est défini que par ses souvenirs ; toute trace d'existentialisme ou de libre arbitre est parfaitement absente du roman).
Ce doute devient plus poignant encore lorsque Gracia fait un jour remarquer à Peter que les pages du manuscrit sont blanches - ce à quoi il répond en disant que l'histoire y est bien présente même si les mots n'y sont pas, puisque le manuscrit se trouve "à un niveau supérieur de réalité et de vérité qui transcendait son existence littérale" et qu'il faut faire "le saut de l'imagination nécessaire" pour pouvoir le lire. Tous ces personnages décrits dans l'Archipel du Rêve ne sont donc "que des manifestations différentes de moi-même", les personnes de son entourage qu'il s'est réinventées selon son propre goût.
"En écrivant à mon propos, je m'étais défini, et depuis je m'étais souvent surpris à faire ou à penser quelque chose que j'avais déjà mis sur le papier" ; encore faudrait-il savoir avec certitude lequel des deux Peter Sinclair écrit, et lequel narre l'histoire. Ce rapport poreux entre réel et fiction est d'ailleurs illustré de manière assez habile, lorsque Peter relit le manuscrit, par le bruit d'une perceuse "qui interrompait ma lecture comme des fautes de ponctuation".
C'est peut être là la clef (ou l'une des clefs) pour analyser La fontaine pétrifiante : il faut rejeter le dualisme réalité / imaginaire, accepter que l'un puisse pénétrer dans l'autre et que la genèse du monde décrit par le roman se soit faite en trois étapes : dans un premier temps, Peter écrit son manuscrit ; ensuite, il vit dans son manuscrit ; enfin, le manuscrit vit avec lui dans le monde "réel".
Par bien des aspects, La fontaine pétrifiante est parangon de postmodernisme : on y voit l'écrivain au travail, l'écrivain qui s'observe en train d'écrire, et qui crée la réalité au fur et à mesure qu'il l'imagine, des grands topos de ce mouvement littéraire. Il faut donc, je pense, ne pas tomber dans une analyse simplifiante et s'arrêter au jugement que le personnage est fou : peut-être l'est-il en effet, mais ce n'est pas, absolument pas, ce qui nous intéresse ici.
Le travail de construction et de déconstruction progressive de l'univers du roman est remarquablement adroit. La fontaine pétrifiante est un roman écrit avec beaucoup de subtilité, et l'histoire est aussi intrigante que celle du Prestige. Christopher Priest a écrit ici un roman aussi passionnant qu'intéressant, qui amène à se poser beaucoup de questions, mais sans tomber dans la rengaine éculée et plan-plan que l'on retrouve parfois concernant ce genre de problématiques.
Dans la même veine de romans explorant les méandres de la psychologie humaine, La fontaine pétrifiante peut faire penser à La montagne de l'âme de Gao Xingjian, où le narrateur s'invente un alter-ego qu'il tutoie pendant la moitié du roman, ce "tu" finissant lui aussi par se créer une (ou, plutôt, plusieurs) "elle".
Citations
Vivre n'est pas un art, mais mettre la vie par écrit en est un.
A mesure que je m'informais sur l'archipel du rêve, je le créais de fait dans mon esprit.
Mais je suis ce dont je me souviens. Si vous m'enlevez cela, je ne serai plus la même personne.
Tant que je peux me souvenir, je suis défini.