Alfred Korzybski : Une carte n'est pas le territoire
Présentation et résumé
Alfred Korzybski est un philosophe et scientifique né en Pologne en 1879 et mort aux Etats-Unis, où il a passé la majeure partie de sa vie, en 1950. À l'issue de la première guerre mondiale, il constate que l'affrontement était inévitable en raison du mode de pensée des dirigeants européens ; il entreprend alors de créer un système révolutionnaire, la Sémantique Générale. Ses œuvres majeures ne sont pas encore toutes traduites en français : Manhood of humanity [L'âge d'homme de l'humanité] (1921), et surtout Science and Sanity : An introduction to Non-aristotelician Systems and General Semantics [Science et Sanité : Une introduction au Système Non-aristotélicien et à la Sémantique Générale] (1933).
Une carte n'est pas le territoire n'est pas un livre écrit par Alfred Korzybski, mais un recueil d'extraits traduits et choisis par Didier Kohn, Mireille de Moura et Jean-Claude Dernis. Dans l'ordre, les écrits sont les suivants : Le rôle du langage dans les processus perceptuels, le premier écrit de Korzybski traduit en français ; La sémantique générale, un article paru dans l'American People's Encyclopedia, et enfin une Préface à son ouvrage Science and Sanity, suivi d'un glossaire expliquant les termes-clefs grâce à des citations du précédent ouvrage.
Analyse
Ce que l'on peut dire à propos d'Une carte n'est pas le territoire est qu'il s'agit d'un travail extrêmement sérieux, et très intelligemment réalisé : à travers la lecture de ce livre d'environ 150 pages, nous pouvons nous familiariser avec le concept de sémantique générale. Le glossaire à la fin de l'ouvrage est très important et très bien fait, et les extraits choisis permettent de comprendre à la fois l'intérêt crucial de la sémantique générale et son fonctionnement.
Il serait peu habile de présenter un ouvrage de la sorte sans présenter plus précisément la philosophie qu'il essaie d'exposer, aussi la présente critique portera-t-elle plus sur la sémantique générale que sur Une carte n'est pas le territoire.
Vaste sujet que la sémantique générale puisqu'il s'agit d'une logique de pensée qui se revendique non-aristotélicienne, c'est-à-dire qui se démarque du système inspiré d'Aristote et qui est actuellement à l'origine de la structure de notre langage. En effet, si le mot sémantique peut porter à confusion, il faut toutefois savoir qu'il ne s'agit pas ici de l'étude des mots : la sémantique générale s'intéresse non pas aux mots, mais à la structure du langage.
Korzybski ne critique jamais Aristote, il précise d'ailleurs que le système portant son nom est une déformation de la pensée du philosophe grec et déclare : « Aristote n'était pas un aristotélicien ». Toujours est-il que le système, inspiré d'Aristote et imposé depuis lors par les autorités, énonce ces trois lois de la pensée :
la loi d'identité : tout ce qui est, est
la loi de contradiction : rien ne peut à la fois être et n'être pas
la loi du tiers exclus : tout doit ou bien être, ou bien ne pas être
Il s'agit ici du raisonnement aristotélicien. Pour Korzybski, ce sont ces trois lois de pensée qui sont à l'origine de beaucoup de nos maux : elles amènent à des confusions, à des maladies mentales et freinent nos progrès scientifiques. Ce fut un système efficace durant le temps de notre développement, mais incompatible avec ce que nous apprenaient les sciences en 1933 (elles le sont donc d'autant moins aujourd'hui). En effet, cette structure de pensée nous conduit à beaucoup de confusion à propos de ce qu'est l'identité : pour Korzybski, rien n'est identique à une chose car il faudrait qu'elle le soit sous tous ses aspects, ce qui est impossible en connaissant aujourd'hui les propriétés sub-microscopiques de la matière.
La confusion principale à laquelle conduit l'identification peut être illustrée par la situation suivante : un événement survient (par exemple, une pomme tombe). S'ensuivent, chez l'observateur, des processus et des réactions purement neurologiques : il s'agit d'un niveau non verbal, c'est-à-dire qu'à cette étape, l'observateur n'a pas d'influence sur cet événement. Cependant, l'observateur passe ensuite à un niveau verbal, durant lequel il élabore des pensées à propos de cet événement ; autrement dit, il l'interprète. Or cette interprétation peut varier en fonction de l'observateur qui constate l'événement, de son parcours, de ses orientations, de son milieu, etc. En fin de compte, l'observateur, du fait de la structure du langage aristotélicien, identifie (à tort) l'événement (à savoir le niveau non-verbal) avec l'abstraction qu'il en a faite, la pensée qu'il a élaboré à son propos.
L'abstraction est un concept clef du système non-aristotélicien. Il s'agit, pour Korzybski, de comprendre que nous fonctionnons avec plusieurs niveaux d'abstraction, à savoir qu'à partir d'un événement survenu, nous formulons un énoncé, puis que nous formulons un énoncé à partir de cet énoncé, et ainsi de suite. Comprendre ceci et trouver un système qui soit en adéquation avec cette structure de raisonnement est, selon lui, crucial pour le développement de l'humanité, d'un point de vue scientifique comme sanitaire.
Le système aristotélicien fonctionne, du fait de la première loi de pensée, sur un raisonnement bi-valent : soit une chose est, soit elle n'est pas (il peut s'agir ici d'existence, comme pour un fantôme, ou de qualité : une pomme est mûre, ou bien elle ne l'est pas). Ce système, s'il est efficace dans beaucoup de situations de la vie relativement simples, devient obsolète dans des raisonnements moins primitifs - tous ceux qui résultent aujourd'hui d'une une situation partielle. Est-ce que l'on est, nécessairement, soit heureux, soit pas heureux ?
Korzybski a énoncé en conséquence trois lois qui doivent gouverner le système non-aristotélicien. Pour nous permettre de mieux les assimiler, il les a associées à une analogie :
Une carte n'est pas le territoire. (Les mots ne sont pas les choses qu'ils représentent).
Une carte ne couvre pas tout le territoire. (Les mots ne peuvent pas couvrir tout ce qu'ils représentent).
Une carte est auto-réflexive. (Dans le langage, nous pouvons parler à propos du langage).
Ces lois, une fois mises en application, donnent le système non-aristotélicien, celui de la sémantique générale. Le but est de favoriser notre conscience d'abstraire. Une des conséquences immédiates serait, par exemple, que l'on arrêterait d'associer l'opinion avec la vérité : l'opinion n'est pas la vérité puisqu'elle ne lui est pas identique en tout point. Il faudrait alors se demander dans quelle mesure notre opinion à propos d'un événement est semblable à l'événement lui-même, et ceci permettrait de résoudre beaucoup de conflits qui ont lieu aujourd'hui.
D'après Korzybski, deux facteurs principaux freinent les progrès de l'humanité dans les sciences : l'intime conviction de chacun de tout savoir, et les lacunes causées par la structure de notre langage. Le système non-aristotélicien apparaît alors comme une panacée.
La sémantique générale propose de mettre en place six procédés extentionnels, qui modifieraient la structure de notre langage, ainsi que son écriture. Je ne les définis pas ici car il faudrait encore beaucoup de lignes pour expliquer chacun d'entre eux. Mettre en place la sémantique générale serait un travail de longue haleine, d'une complexité rare ; cependant, les bénéfices vantés par Korzybski sont pour le moins attrayants.
Dans le roman de science-fiction Le monde des non-A, (1950), de A.E. Van Vogt, la sémantique générale n'a pu être intégrée à la société que sur une planète à part, Vénus ; toutefois, on peut très rapidement remarquer la redoutable efficacité de cette logique de pensée, une fois assimilée par la population.
La sémantique générale est une logique de pensée complexe, et je propose au lecteur intéressé de se plonger de lui-même dans cet ouvrage riche que je ne peux malheureusement résumer en quelques lignes. Il faut savoir que cette philosophie est aujourd'hui enseignée, notamment à des cadres en entreprise, afin d'améliorer leur productivité et leur efficacité. Une carte n'est pas le territoire est un ouvrage solide, sérieusement réalisé à partir d'écrits d'une grande érudition, qui ne peut manquer d'éclairer la vie de chacun.
Citations
L'essentiel de notre 'pensée', dans la vie quotidienne comme en science, est de caractère hypothétique.
La majorité des problèmes de l'homme naissent d'évaluations obligatoirement fausses, dues à des identifications inconscientes non conformes aux faits.