Albert Camus : La Chute
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L'auteur
Albert Camus est un philosophe, écrivain et journaliste français d'origine Algérienne. D'après ses Carnets (1947), son œuvre devait s'articuler autour de cinq cycles : le premier traitait le sentiment de l'absurde, développé à travers L'étranger (1942), Le Mythe de Sisyphe (1941) et Caligula (1944), le deuxième justifiant alors la révolte, que l'on peut découvrir en lisant La Peste (1947), L'homme révolté (1951) et Les Justes (1950) ; le troisième, le jugement, avec Le Premier homme (1994, posthume). Malheureusement, Albert Camus est décédé prématurément dans un accident de voiture en 1960 et n'a donc pu terminer le troisième cycle, celui de la culpabilité.
La Chute est un court roman - je le considérerai personnellement plus comme une nouvelle - écrit par Albert Camus et publié en France en 1956. Dans un bar d'Amsterdam, un ancien avocat français s'adresse au lecteur et lui raconte sa vie, se présentant comme juge-pénitent.
Analyse
Attention, quelques révélations sur la fin du roman.
Le format de ce roman est remarquablement original puisque le narrateur est le personnage principal de l'oeuvre et qu'il s'adresse directement à un homme qui ne dira pas explicitement un mot jusqu'à la fin, mais que l'on apprendra rapidement à connaître grâce au monologue du narrateur :
" Permettez-moi de vous poser deux questions et n'y répondez que si vous ne les jugez pas indiscrètes. Possédez-vous des richesses ? Quelques unes ? Bon. Les avez-vous partagées avec les pauvres ? Non. "
L'essentiel du livre est donc un dialogue entre le narrateur, sa conscience et ses souvenirs, et accessoirement son interlocuteur que le lecteur incarne d'une certaine manière. On apprend donc à découvrir cet ancien avocat qui a fui Paris pour se réfugier à Amsterdam et exerce maintenant la profession de juge-pénitent - une profession imaginée par le philosophe français mais qui sera expliquée au cours du texte.
L'histoire s'attache particulièrement à la vie de l'avocat, relatant ses réussites qui furent nombreuses et ses échecs, qui furent définitifs, tout en formulant un grand nombre de réflexions philosophiques très intéressantes - qui reprennent l'une des idées principales de la philosophie de Camus, à savoir la révolte.
Du fait de la date à laquelle elle fut écrite, La Chute se place entre le cycle de la révolte et celui de la culpabilité. Et ceci se justifie parfaitement puisque le protagoniste s'est révolté contre la société parisienne dans laquelle il brillait pourtant. A l'aise avec les femmes, excellent avocat qui savait émouvoir son jury, le juge-pénitent est un de ces hommes à qui la vie semble sourire toutes les jours, qui se promène dans le monde en cumulant les réussites.
Mais l'objectif d'Albert Camus n'est pas de raconter la vie d'un homme qui a brillé en société. Un soir, l'avocat croise une jeune femme dans la rue... Et quelques mètres plus loin, l'entend se jeter dans la fleuve. Il ne va pas la secourir. Pourquoi ? '' Trop tard, trop loin ''. C'est ici que commence le processus de révolte qui fait l'intérêt principal de l'oeuvre.
Comment renier une société dans laquelle on est toujours présent, comment tromper des gens qui vous estiment et que vous avez considéré comme vos amis durant de longues années ? L'avocat est d'abord prudent, envisage sans en avoir le courage de se tourner lui-même en dérision. Il écrit une Apothéose du couperet, ou encore une Ode à la police. Toutefois, l'avocat prend également un certain plaisir ensuite à se rendre dans des cafés où débattent les humanistes dans la simple intention de laisser échapper à l'occasion un ''Dieu merci '' qui ne manque pas de scandaliser : '' Vous savez comme nos athées de bistrots sont de timides communiants. ''
Mais, comme il l'explique lui-même, il y a une raison plus profonde à cela : déranger le jeu . Camus expose sa vision de la révolte : pour lui, elle ne passe pas par les attentats, par les manifestations ouvertes, mais par des moyens plus subtils. Plutôt que d'affronter de front, il préfère détruire son ennemi de l'intérieur.
C'est la fin qui est le moment le plus fort du roman.
La '' chute '' peut prendre une double signification : la chute de l'avocat... Ou une fin complètement inattendue - la chute d'une histoire, comme la chute d'une blague.
En effet, l'avocat explique alors la profession de juge-pénitent, et tout prend un sens nouveau. '' Avec cela, je fabrique un portrait qui est celui de tous et de personne [...] mais, du même coup, le portrait que je tends à mes contemporains devient un miroir.''
C'est en réalité Albert Camus, le juge pénitent qui se cache derrière La chute : si de nombreuses parties du livre peuvent être considérées comme ses confessions, ce n'est ensuite que pour mieux accuser le lecteur. Il amène, comme l'avocat a amené son client, le lecteur à s'accuser lui-même, à s'accabler en même temps que le narrateur énonce des défauts qui nous concernent tous : La Chute est en réalité un long réquisitoire contre la société mais, surtout, contre le lecteur lui-même.
Citations
Heureux et jugé, ou absous et misérable.
La modestie m'aidait à briller, l'humilité à vaincre et la vertu à opprimer.
Bien entendu, le véritable amour est exceptionnel, deux ou trois fois par siècle à peu près. Le reste du temps, il y a la vanité et l'ennui.