Abdennour Bidar : Lettre ouverte au monde musulman
L'auteur
Abdennour Bidar est un philosophe et écrivain français né en 1971. Humaniste convaincu, il met à profit le métissage de ses cultures françaises et musulmanes pour écrire des textes qui explorent les relations entre Orient et Occident - question devenue ô combien épineuse au cours de ces derniers mois. Il a notamment écrit Pour un existentialisme musulman (2008), Plaidoyer pour la fraternité (2015) ou Lettre ouverte au monde musulman (2015).
Résumé
Dans ce texte qui s'adresse directement à l'Islam (en le tutoyant) et à l'ensemble du monde musulman, Bidar critique violemment le détournement des valeurs religieuses pour faire de la religion un instrument de pouvoir - jusque là, rien de très novateur, mais ce sont des rappels nécessaires à la suite de son texte.
Il pointe du doigt le fait que, contrairement à ce que prétendent de nombreux théologues musulmans, l'homme n'est pas le lieutenant de Dieu sur Terre, c'est à dire l'administrateur de sa justice, mais son khalife, ce qui veut dire son héritier ou encore son successeur. Qu'est-ce que cela change ?
Principalement la place de l'homme dans le monde : la volonté de Bidar est en effet de redorer le blason de l'humanité, de tourner le dos à ceux qui disent que l'Homme est mort (il pense probablement ici à Foucault), et de voir l'essence du divin qui est en nous.
Mais attention ! Que ce nouveau rapport au divin ne soit pas emprisonné par les normes d'une religion : Bidar veut faire rimer définitivement vie spirituelle et liberté, c'est à dire admettre la liberté par rapport à la religion : en clair, imposer son culte, c'est mal. Ce qu'il propose concrètement à l'islam, dans ce but, c'est de réformer toute l'éducation, de sortir de son adoration du passé, bref, de se mettre à la page.
Et cela ne veut pas dire qu'il faut se calquer sur le modèle de l'Occident ! Car Bidar a aussi des comptes à régler avec l'Occident, qu'il voit pourrir de l'intérieur : certes, l'Occident a apporté plusieurs bonnes choses (les droits de l'homme, le progrès scientifique et la "sortie de la religion"), mais il commet des crimes bien plus graves : il créée le néant, à savoir l'anéantissement de l'humanité de l'être humain. Comment ? Nous en arrivons à la particularité de la thèse d'Abdennour Bidar.
Pour lui, il est crucial de ne pas perdre la spiritualité : pour Bidar, l'homme est Dieu, en quelque sorte. L'Occident, qui prétend que Dieu n'est rien et que l'homme est tout, a donc aussi tort que l'Islam, qui prétend que Dieu est tout et l'homme n'est rien. Il faut conserver ce lien spirituel.
Les liens sont particulièrement importants dans cette lettre, et ne sont pas que d'une nature spirituelle : un être humain n'est rien sans les autres. Le moto de Bidar, en résumé, est de vivre en accordant une importance majeure à la vie bien reliée - du triple lien à soi, aux autres, à l'univers. *
(* : Petite remarque sans intérêt, il est alors amusant de constater que la lettre a été publiée aux éditions Les Liens qui Libèrent, aussi appelée L L L. Fin de la parenthèse inutile).
Remarques et critiques
Cet essai est particulièrement intéressant du fait de la positionnalité de son auteur, qui a un pied dans chaque camp et les critique tous deux d'une manière constructive. Pour résumer, il faut que l'humanité se cherche une nouvelle spiritualité, qui ne soit ni purement matérialiste, ni purement théologique. Le triple lien évoqué plus haut consiste à trouver l'harmonie avec soi-même (lien à soi), avec les autres (aux autres, c'est à dire vivre en bonne société avec nos frères humains) et à l'aspect spirituel (à l'univers) que nous avons tendance à rejeter dans nos sociétés Occidentales.
Toutefois, quelques points méritent d'être critiqués dans ce texte.
Le premier concerne sa vision de la philosophie Occidentale : quand Abdennour Bidar écrit que l'Occident a dit : "Je vais bâtir un monde humain rationnel, purement rationnel", je pense qu'il tombe dans une simplification qui le conduit à se fourvoyer. Oui, on peut voir la philosophie Occidentale comme une recherche de rationalité au détriment de toute autre chose, une quête d'objectivité qui réduise à néant le rôle du sujet. On peut la voir ainsi. Mais ce serait faux.
Si quelques rares philosophes revendiquent un matérialisme cartésien le plus pur, nombreux - ô, combien nombreux - sont ceux qui ajoutent à la raison l'intervention d'un élément mystique. C'est le cas pour Spinoza, Kant ou encore Kierkegaard, pour n'en citer que quelques uns. Alors, certes, d'autres clament que Dieu est mort (puis que l'Homme est mort, comme évoqué précédemment), mais ils ne sont pas une majorité, et ils ne remportent pas l'adhésion de l'essentiel de la population Occidentale, ce que prouve par exemple un engouement pour les philosophes et sagesses orientales telles que le bouddhisme ou le taoïsme. Il me semble donc juste de dire que l'Occident n'a pas entièrement perdu sa relation avec le spirituel, bien qu'elle soit moins forte de nos jours. Et des philosophes tels que André Comte-Sponville essaient de concilier agnosticisme et spiritualité.
La deuxième critique que j'aimerai émettre concerne la solution proposée par Abdennour Bidar. Si je suis parfaitement d'accord avec lui pour que nous essayions de chercher une nouvelle spiritualité, et que je pense parfaitement louable d'essayer de travailler à renforcer notre lien à soi-même, aux autres et à l'univers, je ne vois guère comment procéder pour travailler sur ce dernier. En d'autres termes, la solution proposée me paraît bonne, mais il aurait été de bon ton de suggérer également une piste pour l'explorer et la mettre en application.
Conclusion
La Lettre ouverte au monde musulman est un texte court, écrit dans un style lyrique, mais qui en dit long sur l'état actuel de notre société. Le regard d'Abdennour Bidar est en effet assez perçant, et il nous éclaire sur un certain nombre de points très intéressants dans son texte.
Malheureusement, montrer des défauts est toujours plus aisé qu'apporter des solutions, et, après la lecture de la lettre, nous savons ce qui ne va pas, mais nous ignorons comment faire pour changer notre lien spirituel au monde. En attendant, reste à améliorer notre lien à nous-même, et celui aux hommes : au travail !