A.E. Van Vogt : Le monde des Ā
Présentation et résumé
A.E. Van Vogt est un auteur d'origine canadienne qui a vécu entre 1912 et 2000. Il a écrit principalement des romans de Science-Fiction et est surtout reconnu pour la trilogie Le cycle du Ā, qui comprend Le monde des Ā, Les joueurs du Ā et La fin du Ā. Il applique dans ces trois ouvrages une logique de pensée qu'il a largement contribué à répandre : la sémantique générale, développée par Alfred Korzybski dans les années 1930.
Le Monde des Ā (1945) est le premier tome de la trilogie, dans lequel A.E. Van Vogt commence à exposer son univers. L'action commence lorsque le héros, Gilbert Gosseyn, se rend compte que la certitude qu'il avait d'avoir une femme décédée nommée Patricia Hardie est fausse : Patricia Hardie n'a jamais été sa femme, et elle est toujours en vie de surcroît. Il part alors à la recherche de son identité, et découvre un complot galactique dont il est le coeur.
Analyse
Je tiens d'abord à exposer la manière par laquelle je vais procéder. J'ai lu Le monde des Ā dans un premier temps, et ensuite Une carte n'est pas le territoire, qui expose plus précisément la théorie de la sémantique générale. Ainsi, après quelques commentaires sur la forme du roman, je vais découper l'analyse du fond en deux parties : avant et après la lecture d'un ouvrage sur la sémantique générale, pour voir ce que la connaissance de cette logique de pensée apporte à la lecture du livre.
Une postface de l'auteur explique en effet, à part les raisons pour lesquelles son livre est un chef d'oeuvre, la place que prend la sémantique générale dans son roman : tous les choix du héros sont en adéquation avec cette philosophie.
La forme
Donner une forme romanesque à un essai ou à un ouvrage à visée pédagogique peut être un excellent moyen d'introduire une nouvelle notion ; ainsi, les livres d'Irvin Yalom permettent de se familiariser avec la philosophie de certains penseurs tels que Spinoza, Nietzsche ou Schopenhauer assez simplement. C'était assurément la visée de Van Vogt en écrivant ce roman ; toutefois, dans Le monde des Ā, l'intrigue semble réellement n'être qu'un prétexte.
L'histoire se déroule vite, très vite, trop vite : en l'espace de dix pages, le héros meurt, renaît, change de planète, découvre une révélation cruciale, et retourne sur une autre planète. On n'a pas le temps d'assimiler les tenants et les aboutissants de l'histoire, ni de s'attacher à Gosseyn (on remarquera qu'à l'oral, le nom du héros s'entend go sane, soit celui qui devient sain en anglais) ; l'action est précipitée et souvent peu détaillée. Elle a le mérite toutefois de comporter un certain nombre de rebondissements qui la rendent intéressante malgré tout.
Étonnamment, on peut également déplorer la qualité de la traduction - qui a pourtant été réalisée par Boris Vian. Au sein d'un seul ouvrage, on peut répertorier sans doute une vingtaine de fautes de français, d'orthographe ou de grammaire, sans parler de nombreuses tournures mal avisées qui ne semblent pas naturelles.
Le fond : avant initiation à la sémantique générale
Au milieu du roman, il m'a fallu me rendre à la postface pour mieux comprendre ce qu'était la sémantique générale, et la place qu'elle prenait dans le livre. Si, en effet, les héros baignent dans une atmosphère de « non-A » et parlent souvent de logique aristotélicienne et non-aristotélicienne, la sémantique générale n'est pas assez clairement expliquée et l'on a du mal à cerner exactement la différence entre les non-aristotéliciens et leurs adversaires.
On comprend aisément toutefois que la sémantique générale implique que l'objet n'est pas ce qui le désigne, que deux chaises sont entièrement différentes - elles présentent des trilliards de différences sur le plan atomique - et pourtant qu'on les appelle de la même manière. Les choix de Gosseyn ont l'air plus réfléchis que ceux des aristotéliciens puisqu'il se refuse à catégoriser quoi que ce soit : rien n'est tout blanc ou tout noir, mais tout est mitigé ; untel n'est pas son allié, mais il peut lui servir pour cette raison.
À ce stade, je dirais que la rapidité de l'action et la brièveté des descriptions (il faut tout de même repérer et déjouer un complot galactique en moins de 250 pages) laissent trop peu de temps au lecteur non-initié pour bien cerner les notions qui sont présentées et comprendre l'histoire, du moins en une seule lecture. Cependant, il s'agit d'un roman riche et d'un effort louable pour faire découvrir la sémantique générale, raison pour laquelle je me suis intéressé à Une carte n'est pas le territoire d'Alfred Korzybski.
Le fond : après lecture de Une carte n'est pas le territoire (A.Korzybski)
Contrairement à ce que je pensais, la lecture de cet ouvrage ne m'a pas permis de mieux comprendre le roman. Ce serait plutôt l'inverse, en fait.
En ayant quelques connaissances basiques à propos de la sémantique générale, on se rend compte avant tout que quelque chose cloche : la sémantique générale s'intéresse principalement à la structure du langage, et à la manière qu'elle a de changer notre perception du monde. Or ce n'est absolument pas là-dessus qu'est mis l'accent dans Le monde des Ā, puisqu'aucune des modifications de structure de langage n'est mise en avant. Les protagonistes, qu'ils viennent de Vénus, la planète non-A, ou de la Terre, parlent dans notre langue, avec notre syntaxe ; il n'est fait mention d'aucune différence entre les adeptes du non-A et les autres, et c'est ici que le bât blesse.
Van Vogt aurait en effet pu briller, avec Le monde des Ā, s'il avait fait adopter à certains de ses personnages un mode de communication différent, ou explicité les processus de pensée d'un adepte du non-A ; ce n'est pas le cas. Peut-être était-ce un choix de ne pas trop expliciter pour permettre à tout un chacun de profiter du roman ; toutefois, il se trouve que dans le premier tome de la trilogie, la sémantique générale n'est pas suffisamment exploitée pour permettre à l'oeuvre de réellement se démarquer.
En conclusion, Le monde des Ā est donc un roman intéressant, qui a le mérite d'essayer d'intégrer la sémantique générale à une intrigue prenant place dans un contexte futuriste. Toutefois, le fond comme la forme laissent à désirer ; si la lecture de ce livre n'est nullement une perte de temps, son intérêt, pour moi, s'arrêtera à présenter - vaguement - la sémantique générale. N'oublions pas toutefois qu'il s'agit d'une trilogie : les prochains ouvrages seront bientôt référencés eux aussi, et peut-être que l'oeuvre de Van Vogt prendra alors une nouvelle dimension.